« Faire de l’hospitalité la condition de l’humanité elle-même »
Dans Accueillir, un essai radical et revigorant, la philosophe Marie José Mondzain privilégie le terme d’adoption et celui de philiation, ainsi orthographié, pour rendre à la notion et à l’acte d’accueil son extrême richesse humaine et politique.
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Marie José Mondzain fait partie des grands noms de la philosophie, et son immense travail sur les images, qui s’est traduit par un livre fondateur, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain (1996), l’a conduite à des réflexions très actuelles. Sur la censure notamment (L’image peut-elle tuer ?, 2002). Intellectuelle engagée, elle participe à moult combats alliant l’exigence et la radicalité de la pensée.
Accueillir, Marie José Mondzain, Les Liens qui libèrent, 224 pages, 20,90 euros.
Comment, à partir de votre ample travail sur les images, auquel vous avez consacré plusieurs livres, en êtes-vous venue à réfléchir à la question de l’accueil ?
Il y a deux niveaux possibles de réponse à cette question : celui d’une nécessité intérieure, d’une mobilisation subjective, et celui de la nécessité extérieure, d’une urgence collective. Je me suis intéressée à la question de l’image sans doute parce que mon père, artiste peintre, a été condamné, rejeté et même maudit par son père pour péché d’idolâtrie. Il me fallait résoudre cette rupture de filiation et trouver la zone d’apaisement et d’accueil dans la création, et d’une façon plus générale dans tout geste fictionnel. Mais, dans le même mouvement, le constat généralisé d’une inflation envahissante des images dans le monde capitaliste néolibéral faisait de cette question un enjeu collectif radicalement politique. Ma génération lisait Guy Debord et sa condamnation politique de toute production visuelle et spectaculaire. Je voulais défendre la cause des images à condition d’en comprendre l’histoire, d’en repérer les contradictions et de formuler une pensée critique. Il me fallait en défendre la légitimité, la puissance imaginaire et l’efficacité politique sans jamais céder sur l’usage que les champions de la communication et du marché pouvaient en faire – et continuent d’en faire au mépris de toute liberté.
C’est ce second versant qui a nourri et amplifié le champ critique de mon travail. Ce que j’ai pu appeler une confiscation du regard et de la parole par celles et ceux qui exercent leur domination économique et politique ne pouvait que me mobiliser sur le sort de celles et ceux qui sont effacés, privés de voix et de regard. Les émigrés, les exilés qui, en ce moment même où nous nous parlons, sont l’objet de décrets d’exclusion et d’expulsion. Ce qui m’a intéressée, c’est l’articulation profonde entre, d’une part, la violence croissante de ces exclusions et de toute forme d’inhospitalité et, d’autre part, les atteintes croissantes portées contre les gestes de la culture et de la création, là où se jouent à la fois notre dignité et notre liberté.
Le délit dit de solidarité en a été la figure explicite et monstrueuse, inséparable de la rhétorique du choc des cultures. La crise de l’accueil est bien inséparable d’une crise de la culture, c’est-à-dire des liens intersubjectifs qui construisent un monde commun dans le partage de l’hétérogène. La culture est par définition le champ de la rencontre et de la traduction. C’est la zone du bruissement des langues et de la prolifération des images. L’hospitalité est un autre nom de la culture. L’image n’est pas un règne et la culture n’est pas un ministère.
La crise actuelle de l’hospitalité est vécue en termes passionnels, voire pulsionnels en faisant appel à la terreur et à la haine.
Votre approche de l’accueil ne concerne pas seulement l’accueil de ceux qui viennent d’ailleurs. Pourquoi l’avoir élargie aux nouveau-nés ?
Nous assistons en ce moment à une crise convulsive et meurtrière entre celles et ceux qui se sont exclus de toute culture en installant leur légitimité et leur pouvoir sur des critères identitaires fondés sur l’exclusion et l’inhospitalité. L’association perverse de la biologie qui fonde à la fois la famille, la filiation et la racialisation des liens m’a semblé exiger un déplacement radical des critères qui fondent et permettent le partage de l’espace, de la parole et du temps. Accueillir tout autre comme un étranger à qui nous devons notre propre subjectivation, c’est faire de l’hospitalité la condition de l’humanité elle-même.
La crise actuelle de l’hospitalité est vécue en termes passionnels, voire pulsionnels en faisant appel à la terreur et à la haine. Elle concerne l’ensemble de tous les dispositifs et de toutes les circonstances dans lesquels surviennent l’arrivée et la rencontre de l’inconnu·e, de tout nouveau venu. La naissance en fait partie. Ce n’est pas un hasard si les xénophobes sont fanatiquement attachés à leur progéniture familiale dans des termes naturalistes que vient renforcer le fantasme d’un destin spirituel partagé. La filiation établit la légitimité exclusive du sujet de la reproduction, du prolongement identitaire et de la ressemblance. C’est ainsi que se déclarent les guerres.
En outre, aujourd’hui, les profondes modifications des conditions de la filiation et de l’adoption transforment les conditions et les critères traditionnels de la venue au monde et de la parenté. Le modèle familial hétérosexuel et l’identité biologique sont bouleversés. Mon souci ne concerne pas le débat sur les dispositifs qui bouleversent les normes établies. La nouveauté qui m’intéresse ici est celle du nouveau venu. Tout nouveau venu, celui ou celle qui arrive, quelles que soient les modalités de son arrivée parmi nous, qu’elles soient biologiques ou géographiques, est le site de notre attente et de la joie des surprises. C’est pourquoi je propose de renverser l’ordre établi des priorités génétiques pour reconnaître dans les gestes d’adoption et de « philiation » la véritable source de toute vie créative et de toute communauté politique.
Un renversement détonant. Comment le justifiez-vous ?
Écrire « philiation » au lieu de « filiation » se fait bien sûr par référence à la philia des Grecs. La philiation voudrait invoquer un régime d’affects et d’affection, de liens, de soins et d’attachements qui ouvre sans limite le champ de toute rencontre et de tout accueil. Le terme d’amitié choisi pour traduire philia est à la fois juste et insuffisant : juste parce qu’il renvoie au verbe aimer et s’oppose à la haine ; insuffisant parce qu’il pourrait réduire tout lien à des conditions psychologiques, à des élans émotionnels. La philia désigne les conditions sensibles de la vie politique qui ne se réduisent pas à des sentiments mais impliquent tous les gestes d’accueil des corps. Abriter, nourrir, loger, soigner… C’est ainsi que se pose d’une façon générale la question de l’adoption dans le temps et dans les lieux où se construisent l’accueil, le voisinage et le partage sensible de tous les biens.
Invoquer la philia, c’est aussi bien sûr désigner l’affect, la surprise et la joie qui sont la marque de l’événement. En créant le terme de philiation, je renoue avec la terminologie des Grecs, pour qui la phratrie est la communauté de liens qui ne doivent rien à la génétique, mais à l’intégration dans une communauté hétérogène. D’où ma suggestion : écrire « phraternité » pour que les liens soient choisis et construits, et non hérités. La liberté et l’égalité ne doivent rien au modèle familial, établi qui plus est sur le patriarcat. Bien au contraire, c’est le plus souvent dans la famille que se constituent et se maintiennent les rapports de dépendance et de domination. Les femmes et les enfants en savent quelque chose !
En quoi la culture, dont votre livre est un éloge, est-elle un contrepoison du rejet de l’autre ?
La culture n’est pas le cumul des savoirs dans le champ patrimonial de tous les biens et de leurs propriétaires. La culture est une zone de créations turbulentes où ne cessent d’opérer les rencontres surprenantes entre les langues, les images, les odeurs et les sons dans la multiplicité de signes, de temporalités et de rythmes hétérogènes, inventés et expérimentés par des corps parlants. La culture est le territoire sans frontières de toutes les adoptions et de toutes les philiations. C’est cette puissance qui fait autorité sans prendre le pouvoir, c’est elle qui fait peur et qui déclenche la rhétorique de la terreur et de la haine chez celles et ceux qui ne pensent la communauté qu’en termes de pouvoir, de frontières identitaires et de propriété.
Recevoir est un art et l’hospitalité est inséparable d’une poétique de tous les gestes.
J’ai pu parler, ailleurs, de phobocratie pour désigner la réaction haineuse et phobique envers tout ce qui arrive et contre tous ceux qui arrivent dans le monde des propriétaires. Chaque fois qu’ils s’emparent d’un territoire, ils effacent l’identité de celles et ceux qu’ils exproprient, croyant fantasmatiquement qu’ils accroissent leur propre identité alors qu’ils décroissent dans leur humanité. Le colonialisme a été et reste la pire machine de guerre contre toute hospitalité. L’effroi des proximités, l’horreur des voisinages, l’exécration de toute hétérogénéité ont alimenté toutes les suprématies, tous les massacres et continuent de le faire. Recevoir est un art et l’hospitalité est inséparable d’une poétique de tous les gestes et de tous les signes susceptibles de produire une communauté de sujets égaux et libres.
Vous faites, au début de votre livre, une relecture de L’Odyssée d’Homère où vous soulignez que le retour d’Ulysse chez lui ne va pas de soi. Pourquoi le fait qu’Ulysse revienne en étranger et qu’il ne soit pas reconnu physiquement est si important à propos de l’hospitalité que vous appelez de vos vœux ?
Ulysse m’a beaucoup émue en effet car il se soumet à la règle du jeu imposée par la déesse qui l’accompagne et le protège : il arrive chez lui en mendiant méconnaissable et non en roi et en époux. À chaque étape de L’Odyssée, c’est une expérience de l’hospitalité qui est décrite et chantée. L’identité d’Ulysse et sa royauté, donc sa place légitime, sont précisément ce qui n’est pas donné, mais qu’il faut construire par étapes. Il met dix ans à rentrer chez lui et, sur vingt-quatre chants, il lui en faut douze pour être reconnu et occuper sa place. Je suggère même qu’au terme de ce parcours de la reconnaissance, Ulysse va peut-être pouvoir ou vouloir repartir car l’hospitalité est inséparable du voyage et de la liberté. Le voyageur et le nomade sont nos hôtes et nous mettent à notre tour en mouvement. On ne fait que passer !
En quoi votre plaidoyer en faveur de l’hospitalité, qui passe notamment par la figure d’Antigone, est-il aussi féministe ?
La place des femmes est décisive ne serait-ce que parce qu’elles sont historiquement, avec les esclaves, les sujets de l’exclusion, soumises « par nature » à la domination et à la sédentarisation. Leur « naturalité » de reproductrices les a privées, contrairement aux esclaves, de tout affranchissement ainsi que de toute créativité et de mouvements. Elles ne seraient là que pour assurer la permanence et la prolongation d’un ordre reproductif, et non pour transformer et pour créer. C’est sous cet angle que je suis allée vers Antigone qui, par son nom, rompt avec sa nature de reproductrice non seulement comme une Anti-Œdipe, mais comme un sujet politique. Elle rompt au prix de sa vie avec la fatalité des liens du sang. Elle s’est trouvée sur mon chemin vers l’hospitalité du fait même qu’elle se bat contre l’exercice de la domination et de l’exclusion. Les morts ont eux aussi droit à un asile. Antigone se bat pour l’accueil d’une dépouille, celle d’un sujet irremplaçable qui a droit au respect et au repos.
Entre l’accueilli et l’accueillant, les liens ne sont jamais définitivement établis. Il s’agit d’une création toujours renouvelée. Rien n’est acquis, et l’autonomie de chacun ne doit jamais être entravée.
La défense de l’hospitalité impose une transformation de l’image que nous construisons de tout autre, une mutation du regard porté sur l’étrangeté de tout arrivant, mais aussi une organisation de l’espace des partages. Cette mutation implique une architecture des seuils, une pratique du soin et de l’attention portée aux corps qui arrivent. C’est une façon de transformer l’espace aussi bien privé que public. Je pense au dernier film de Ken Loach (The Old Oak), où se dialectisent plusieurs espaces qui se ferment et s’ouvrent progressivement, qui s’aménagent et s’inventent, se fragilisent puis se renforcent et s’amplifient. Il y a plusieurs modalités du dedans et du dehors. L’accueil est une politique des seuils dans un mouvement ininterrompu. C’est aussi une politique de l’attente et de la surprise inséparable de la joie que procure le sentiment d’un accroissement subjectif chez celle et celui qui reçoit.
Celle ou celui qui accueille qui doit se déplacer bien davantage que celle ou celui qui arrive.
Finalement, c’est celle ou celui qui accueille qui doit se déplacer bien davantage que celle ou celui qui arrive et qui a droit à l’asile ! L’hospitalité, par là même, implique aussi un renversement de ce que signifient richesse et pauvreté. Celui qui arrive dans sa faiblesse de nouveau-né ou dans sa misère d’exilé apporte la force et la ressource inépuisable du possible. Marguerite Duras a dit un jour qu’il n’y avait pas d’orphelins, mais seulement des gens qui manquaient d’imagination ! C’est en effet dans la mobilisation radicale de notre puissance imaginaire que se joue la métamorphose de l’image que nous nous formons de tout autre, mais aussi de nous-mêmes. Rompre tout lien de l’image avec la ressemblance permet à l’étranger d’apparaître dans la vivante énergie de sa nouveauté, et cette nouveauté, nous pouvons à notre tour en faire l’expérience subjective grâce à lui.