Et si on faisait entrer l’alimentation dans la Sécurité sociale ?
Des collectifs partout en France, mais aussi des partis politiques, réfléchissent très sérieusement à cette hypothèse qui remet de la démocratie dans le système agroalimentaire. En attendant une expérimentation nationale.
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Vers une Afrique plus verte et plus souveraine Petits plats à la sauce solidaire, sur leur lit d’autogestion « Les jardins participent à l’émancipation globale des individus » Renouer avec la fonction sociale de l’agricultureÀ Dieulefit, dans la Drôme, un marché expérimental s’installe chaque semaine au pied d’un immeuble HLM. Au marché du Lavoir, les acheteurs ont le choix entre trois prix : « Un prix juste, afin que le producteur puisse se payer décemment, un prix solidaire à 125 % de ce prix, et un prix accessible à 65 %. Avec une caisse mutualisée incitant à la solidarité citoyenne », détaille Camille Perrin, élue municipale depuis 2020, chargée des questions alimentaires. Elle a lancé ce concept en septembre 2021 avec un maraîcher de la Confédération paysanne qui cherchait à vendre ses légumes bio à des personnes moins aisées financièrement que ses clients habituels. « On voulait défendre le droit à l’alimentation durable et choisie pour toutes et tous, mais on s’est dit qu’on ne devait pas attendre que ça arrive d’en haut », complète-t-elle.
Rapidement, entre 60 et 80 personnes viennent faire leurs courses sur ce marché, rencontrer les producteurs de fruits, légumes, pain, fromages, œufs, miel… Aujourd’hui, le concept des trois prix est mis en place chez seize producteurs et quatre points de vente du territoire, et environ 400 foyers ont participé à la démarche. Camille Perrin a imaginé cette expérimentation de démocratisation de l’alimentation en se fondant sur le principe de la Sécurité sociale, « chacun contribue selon ses moyens et reçoit selon ses besoins ». Tout naturellement, elle s’est rapprochée du projet de Sécurité sociale de l’alimentation (SSA), qui émerge depuis quelques années.
En 2016, des réflexions sont lancées à la Confédération paysanne autour des liens entre agriculture et alimentation, notamment pour mettre les citoyens au cœur de la gouvernance du système agricole et alimentaire. À terme, l’ambition est de sortir du système politico-économique actuel basé sur l’offre et la baisse permanente du coût de l’alimentation, ce qui permet de dérouler le tapis rouge à l’agro-industrie. L’idée des paysans était également de proposer une réponse structurée aux alternatives du type circuits courts, Amap, agriculture biologique, pour qu’elles se démocratisent enfin. « Depuis les années 2000, celles-ci ne servent finalement qu’à contourner le système agro-industriel, et ne touchent qu’environ 10-15 % des consommateurs. La consomm’action ne permettra jamais de généraliser le système d’agriculture paysanne. L’agriculture doit être orientée par un travail démocratique, il faut des politiques pour sanctuariser un budget alimentaire à l’échelle individuelle et nationale afin de revaloriser la place de l’agriculture et de l’alimentation », détaille Mathieu Dalmais (1) qui était alors animateur à la Confédération paysanne.
Voir sa conférence gesticulée « De la fourche à la fourchette… Non ! L’inverse !! »
Éducation populaire
Pendant plusieurs mois, les quelques méninges en action sur la SSA, notamment au sein d’ISF-Agrista (2), triturent le projet dans tous les sens, se posent des milliers de questions, puis cherchent des soutiens pour former un collectif. Inspirée par l’histoire de la Sécurité sociale, mise en place par le ministre communiste Ambroise Croizat en 1946, mais aussi par les travaux de l’économiste Bernard Friot, la réflexion collective fait émerger trois piliers : l’universalité, la cotisation et le conventionnement.
Ingénieurs sans frontières – Agriculture et souveraineté alimentaire.
Concrètement, un budget pour l’alimentation de 150 euros par mois et par personne serait intégré dans le régime général de la Sécurité sociale. Il serait établi par des cotisations garantes du fonctionnement démocratique de caisses locales de conventionnement qui auraient la charge d’établir et de faire respecter les règles de production, de transformation et de mise sur le marché de la nourriture choisie par les cotisants. Cela représenterait 120 milliards d’euros, soit moitié moins que l’assurance maladie, et pourrait être alimenté par des cotisations sociales à taux progressif, selon les revenus.
« Ancrer la lutte contre la précarité alimentaire et pour le droit à l’alimentation dans une branche de la Sécurité sociale permet aussi de faire de l’éducation populaire sur ce ce mécanisme, de lutter contre l’idée du “There is no alternative” et de rappeler que nous ne pourrons véritablement aider les gens qu’en assurant leurs droits dans un projet global », précise Mathieu Dalmais.
Un budget de 150 euros par mois et par personne serait intégré dans le régime général de la Sécu.
En février 2019, la première tribune est publiée sur le média en ligne Basta !, puis, en novembre, des rencontres ont lieu et un collectif de travail se forme autour du réseau des Civam, de la Confédération paysanne, de Réseau salariat, du Miramap, du collectif Démocratie alimentaire et de l’association d’éducation populaire l’Ardeur. « Nous sommes face à un système de domination économique qui plonge une partie de la population dans la faim au profit d’une autre. Ne parler que d’aide d’urgence invisibilise cette alimentation à deux vitesses, cet apartheid alimentaire. La SSA apporte une réponse politique qui ne consiste pas à normaliser l’inclusion de personnes précarisées mais bien à faire société avec tout le monde », ajoute Tanguy Martin, d’ISF-Agrista.
Selon l’Insee, quatre millions de personnes ont eu recours à l’aide alimentaire en 2022, mais elles seraient huit millions selon les associations. Le baromètre Ipsos/Secours populaire 2022 estime que 37 % des foyers rencontrent des difficultés à consommer des fruits et des légumes frais quotidiennement et 29 % à se procurer une alimentation saine trois fois par jour.
Conquête sociale
À Montpellier, un projet ambitieux prend forme depuis deux ans autour d’acteurs – 25 aujourd’hui – alliant le monde paysan, les réseaux de la solidarité et de l’éducation populaire, des chercheurs, les collectivités… Une caisse commune de l’alimentation est expérimentée depuis près d’un an, et une monnaie alimentaire depuis quelques mois.
« La dimension économique de la caisse alimentaire reste à inventer. C’est le volet démocratique, le cœur du sujet : comment créer des espaces pour que les citoyens s’intéressent à ces questions et retrouvent du pouvoir sur leur alimentation », explique Pauline Scherer, sociologue, cofondatrice de l’association Vrac & Cocinas et copilote du projet de caisse alimentaire. Depuis 2022, un comité de 50 citoyen·nes, dont la moitié sont en situation de précarité alimentaire ou éloigné·es de l’alimentation de qualité, apprennent la complexité du système alimentaire, de la durabilité, des questions de santé et d’environnement, et décident du fonctionnement de cette caisse alimentaire commune.
« Ils ont déterminé le processus de cotisation chacun selon ses moyens, sans se justifier, mais guidés par une grille indicative. C’était marquant de voir qu’ils se sont opposés au système habituel de contrôle social sur les précaires. Sur le conventionnement, c’est-à-dire les lieux où dépenser notre budget alimentaire, il est intéressant de voir leur travail autour de la question : qu’est-ce qu’une alimentation de qualité ? » observe Pauline Scherer. Les premières décisions étaient évidentes : producteurs faisant de la vente directe, Biocoop… Prochainement, ils devront réfléchir à l’intégration de petits commerces de proximité dans des quartiers peu dotés en offre alimentaire durable.
En Gironde, à Toulouse, dans le Morbihan, à Saint-Étienne, en Île-de-France, dans le Luberon, en Loire-Atlantique… des alternatives locales se raccrochent à la SSA et nourrissent ce projet commun. Pour le collectif, la SSA permet aussi d’esquisser ce que pourrait être une société en dehors du capitalisme, en attendant que le pouvoir politique soit mûr pour une expérimentation nationale.
« Le premier objectif stratégique est de faire monter le désir d’une SSA, que cette idée apparaisse comme une réponse incontournable aux problèmes sociétaux. En parallèle, il faut travailler la question politique, y compris sur le plan institutionnel, pour qu’elle arrive dans les débats, tout en évitant la récupération par un parti ou une personne. Le but est d’obtenir un droit à l’expérimentation pour tester des caisses alimentaires sur des territoires assez importants avec de l’argent public », résume Tanguy Martin.
Dans un avis publié en octobre 2022, le Conseil national de l’alimentation proposait d’expérimenter la mise en place d’une SSA au sein des régimes de base de la Sécurité sociale. Du côté des politiques, le concept fait également des émules. En premier lieu, Europe Écologie-Les Verts, qui a créé un groupe de travail sur le sujet, et La France insoumise, qui l’avait inscrit dans son programme de campagne de l’élection présidentielle en 2022. Plus récemment, le député Modem du Loiret Richard Ramos a commencé à s’emparer du sujet dans les médias. Du côté de Renaissance, la députée du Finistère Sandrine Le Feur, également agricultrice bio, ne cesse de défendre ce projet, qui va pourtant à l’encontre du chèque alimentaire défendu par son parti et le gouvernement.
« C’est une véritable conquête sociale, donc il faut être patient. Nous sommes aussi dans un contexte historique et politique différent de 1946 et de la création de la Sécurité sociale de santé : nous ne sortons pas d’une guerre, nous n’avons pas de ministre communiste, le monde ouvrier n’est plus aussi fort, souligne Pauline Scherer. Notre idée est de faire monter en puissance la notion de démocratie alimentaire, d’aller chercher les personnes les plus éloignées de ces sujets et que, à force de faire tache d’huile via l’expérimentation citoyenne, on commence à se dire que ce serait pas mal d’avoir une carte Vitale de l’alimentation. Il y a des signaux de société évidents, et 2024 sera une année riche en expérimentations. Reste à voir comment les politiques s’en empareront ou pas. »