« C’est sur l’alimentation que les ménages pauvres font des sacrifices »
Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits humains et l’extrême pauvreté, Olivier de Schutter expose les nouveaux défis de production qui s’imposent aujourd’hui pour éradiquer l’insécurité alimentaire tout en préservant la planète.
Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation et à la faim dans le monde de 2008 à 2014, Olivier de Schutter exerce son nouveau mandat – sur les droits humains et l’extrême pauvreté – depuis 2020, jusqu’en juin 2026. Ses engagements conjuguent ses préoccupations pour la protection des droits humains et l’éradication de la faim dans le monde, sujets qu’il ne conçoit pas sans la nécessité urgente d’un développement durable planétaire et d’une transition écologique, alimentaire et sociale à court, moyen et long terme.
La faim dans le monde, également dans la « riche » Europe, n’est-elle pas avant tout un problème de répartition des ressources, de leur distribution, sinon de régulation, plutôt qu’une question de production alimentaire, comme on le croit trop souvent ?
Olivier de Schutter : Il faut replacer la question de la faim dans le monde dans son contexte historique. Au cours des années 1950 et 1960, on avait sur ce sujet des craintes liées à une croissance démographique qui était très vive à l’échelle mondiale. En 1968, l’économiste Paul R. Ehrlich a publié son livre The Population Bomb (1), qui prédisait notamment qu’en Asie du Sud-Est la production céréalière et agricole en général ne parviendrait pas à suivre la croissance de la population ; il annonçait donc des famines à répétition supposées inévitables. C’est cette même peur qui a guidé, dès l’après-guerre, mais bien plus encore à la fin des années 1950, la politique agricole commune, qui a été mise sur pied pour éviter tout risque d’insécurité alimentaire, en augmentant fortement la production de denrées agricoles.
À cette époque, on a vraiment eu peur que la production ne parvienne pas à suivre et à assurer les besoins des populations. Cela renvoyait à l’avertissement qu’avait énoncé Thomas Malthus en 1798 – que l’on a d’ailleurs beaucoup raillé – et qui revenait tout à coup d’actualité avec les progrès de la médecine, la réduction de la mortalité infantile et donc une croissance rapide de la population. C’est dans ce contexte que nos systèmes agricoles ont été élaborés et organisés, dans une veine productiviste. Ce qui impliquait de réaliser des économies d’échelle avec de grandes exploitations capables d’utiliser de grosses machines et de produire de grandes monocultures, avec des engrais azotés et des variétés de plantes permettant d’augmenter les rendements. C’est-à-dire tous les ingrédients de ce qu’on a appelé la « révolution verte » – l’expression datant de 1968.
Mais les enjeux, aujourd’hui, ne sont plus les mêmes…
Les défis sont différents, en effet. Il ne s’agit plus de nourrir une planète avec une forte croissance démographique car, dans beaucoup de pays, la démographie est stationnaire, en tout cas dans ceux de l’OCDE. Et dans les pays d’Asie du Sud, cette croissance, qui s’établissait autour de 2,5 % par an dans les années 1960, est maintenant plus proche de 1 %. On a donc plus que divisé par deux le taux de croissance démographique. Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’augmenter la production à tout prix, mais de continuer à produire de manière à respecter la santé des sols, à ménager la biodiversité et à éviter des pollutions des sources d’eau et des terres. Or je pense que l’on n’a pas tout à fait pris la mesure de ce changement à opérer dans nos manières de produire à la lumière de ces nouveaux défis – tout autres que ceux des décennies 1960 ou 1970.
Vous indiquez un paradoxe dans votre dernier ouvrage : alors que près d’un milliard de personnes ne mangent pas à leur faim, la production de denrées agricoles permettrait aujourd’hui d’en nourrir douze milliards…
Ces personnes (environ 820 millions) qui ne mangent pas à leur faim, qui se trouvent en situation d’insécurité alimentaire, n’ont tout simplement pas les revenus leur permettant d’acheter ce qu’il y a sur les marchés. Il n’y a parmi elles qu’une très faible proportion qui ont faim parce qu’il n’y a pas assez à manger dans les régions où elles vivent. Il ne reste en effet plus que quelques poches de territoires où se produisent des quasi-famines. Ce phénomène, qui concerne environ 120 millions de personnes, est quasi marginal aujourd’hui, en dépit du drame qu’il représente. Le problème n’est donc plus la production. L’insécurité alimentaire est aujourd’hui essentiellement liée à des questions de pouvoir d’achat et de protection sociale. Ce n’est que très peu une question de production ou, parfois, d’acheminement de denrées alimentaires.
Ces problèmes de faim dans le monde sont-ils également dus à des spéculations sur les matières premières agricoles, comme cela peut advenir à la Bourse de Chicago, où les cours du blé ou du riz peuvent varier de jour en jour ?
La spéculation, qui est le résultat des opérations sur ce qu’on appelle le marché des produits dérivés des matières premières agricoles (ou le marché « secondaire »), joue en effet un rôle important sur la volatilité des prix. Or, au cours des années 2000 et 2010, alors qu’auparavant les marchés secondaires sur lesquels s’échangent les contrats à terme de produits financiers dérivés étaient bien moins importants en volume que les marchés physiques ou réels, l’arrivée de fonds d’investissement ou de banques d’investissement (du type Goldman Sachs ou Deutsche Bank) a fait que ces marchés secondaires ont crû fortement en volume. Au point que le marché physique, en proportion, est devenu moins significatif.
S’échangent ainsi des contrats à terme, qui sont des paris à la hausse ou à la baisse et qui, en augmentant en volume, finissent par dicter les prix des marchés physiques, alors qu’ils devraient au contraire refléter la rareté résultant de l’offre et de la demande sur les marchés physiques. Alors qu’ils sont censés enregistrer les évolutions de l’économie réelle, ils en viennent à dicter les prix sur la base d’une logique purement spéculative. C’est souvent difficile à expliquer et à comprendre.
L’insécurité alimentaire n’est plus une question de production de denrées, mais de pouvoir d’achat et de protection sociale.
Le problème est que les acteurs présents sur ces marchés sont très difficiles à contrôler et à réguler : si, à moyen ou à long terme, ils doivent quand même suivre le niveau des investissements selon les prix de l’énergie (du pétrole en particulier), à court terme, on peut assister à des spirales de prix sur des denrées alimentaires en raison de ces seuls acteurs financiers, qui mettent en grandes difficultés les populations de pays en déficit alimentaire.
Je suis donc inquiet parce qu’on n’a pas agi suffisamment pour réguler ces marchés et surtout les spéculateurs qui y participent. Même si le danger est bien connu depuis les années 2009-2010 et que j’avais été l’un des premiers, alors, à attirer l’attention de la communauté internationale sur ce sujet. La Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) ne croyaient pas, à l’époque, que cela jouait un rôle. Ils ont dû le reconnaître, depuis.
Vous soulignez que le problème de la faim n’est pas une question de production. Mais est-ce que les conséquences du dérèglement climatique et la surexploitation des ressources pourraient de nouveau nous ramener à des problèmes de production ?
Cette question nous place devant un dilemme, scientifique notamment, parce qu’il est impossible d’ignorer ces risques, et donc de maintenir les niveaux actuels de production. Mais, en même temps, si on lance l’alerte sur cette question, la réaction productiviste risque d’étouffer toute autre proposition. Je l’ai moi-même expérimenté à de nombreuses reprises : quand on s’inquiète du fait que le changement climatique va menacer la production de blé, de riz ou d’autres denrées, et qu’il faut donc prendre la question climatique au sérieux, la réponse est aussitôt de dire qu’il nous faut plus d’OGM, plus de tracteurs plus puissants, ou creuser plus profond. Or, on le sait bien, ces prétendues « solutions » productivistes ne font qu’aggraver le problème global.
Vous qui êtes rapporteur spécial de l’ONU chargé de l’extrême pauvreté, auparavant de la question de la faim, que peuvent réellement l’ONU et les autres organisations internationales ?
Il n’est pas aisé de répondre de façon tranchée à cette question, parce que l’ONU est un réseau d’agences avec chacune des mandats, des budgets et des priorités différents. Ce qu’il s’agit de bien voir, c’est ce que chaque État décide d’en faire. Même une agence relativement autonome des États membres comme la FAO (l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture) fait le choix de dépenser ses budgets, qui sont considérables, en fonction des priorités que les États membres lui fixent. Si, par exemple, l’Allemagne lui verse 100 millions d’euros pour promouvoir tel type de réformes ou de cultures dans tel pays, la FAO n’a pas tellement de marge de manœuvre. Et c’est sans doute encore plus vrai pour d’autres agences.
Donc l’ONU est intéressante en tant que forum de discussion qui réunit les gouvernements de toutes les régions du monde – et c’est fascinant de voir combien les attentes sont très différentes entre le Nord et le Sud, l’Ouest et l’Est. Mais, du point de vue opérationnel, les budgets mis à sa disposition sont très souvent ceux dont les pays donateurs choisissent l’usage qui en sera fait. Aussi, malheureusement, les agences de l’ONU n’ont pas toujours la capacité de travailler purement dans l’intérêt général, puisqu’on ne peut pas oublier les considérations géopolitiques qui animent les gouvernements quand ils contribuent aux Nations unies.
Après des décennies de politiques néolibérales et de concentration des richesses, la faim semble aussi concerner de plus en plus les pays riches – ce qui était sans doute assez peu pensable dans les années 1970. Que pensez-vous de la proposition, défendue aujourd’hui par certains groupes ou organisations, de sécurité sociale alimentaire ?
De façon préalable, il faut rappeler que, dans les budgets des ménages, il y a les dépenses contraintes, sur lesquelles ils n’ont aucune maîtrise (comme le loyer, le transport, l’énergie ou les soins) et d’autres qui sont plus à la discrétion des personnes. Or, très souvent, pour les ménages précarisés, une fois toutes les dépenses contraintes honorées, il reste très peu pour le reste. Et le reste, ce ne sont pas les loisirs, mais bien souvent l’alimentation. Dans des pays où les niveaux de protection sociale ou de salaire ne sont pas indexés sur le coût de la vie, avec la forte inflation des denrées alimentaires, notamment en 2022, nous constatons que les économies sont faites sur la nourriture. Ce qui signifie des repas sautés et une alimentation beaucoup moins diversifiée et saine. Ainsi, du point de vue de la nutrition, en particulier celle des enfants, les impacts de la pauvreté sont réels et graves, même pour un pays comme la France. C’est sur l’alimentation que les gens font des sacrifices.
La proposition de sécurité sociale de l’alimentation consiste à soutenir des ménages en situation de pauvreté en leur donnant la possibilité d’acheter des denrées auprès de producteurs locaux, qui trouveraient ainsi des débouchés pour le type d’agriculture paysanne et agroécologique qu’ils pratiquent. Cette idée qui est défendue en France, notamment par la Confédération paysanne, permettrait une dynamique gagnant-gagnant, à la fois pour les ménages précarisés et pour ces petits producteurs. Elle suscite toutefois des critiques, car ce système peut apparaître comme paternaliste pour les ménages concernés, à qui on ne donnerait plus un chèque en les laissant choisir ce qu’ils vont consommer, mais la seule possibilité de s’approvisionner auprès d’un nombre restreint de producteurs.
Je suis très partagé et je n’ai pas de position ferme en la matière. C’est un débat complexe : ces ménages ont certainement les mêmes désirs de bien manger, notamment des aliments bios, comme les ménages plus aisés ; en même temps, je comprends qu’ils rejettent ce paternalisme à leur égard. Je travaille avec les deux pôles de ce débat, en quelque sorte. Par exemple, ATD-Quart Monde est très suspicieux envers cette « dérive » qui retire aux plus pauvres une liberté de choix.
Vos propos rappellent un peu ce qui avait souvent été énoncé au moment de la mobilisation des gilets jaunes en France : « Ne pas opposer la fin du mois et la fin du monde »…
Là encore, je serai nuancé. Je crois que, dans le débat public, on oppose encore trop souvent ces deux combats ou ces deux exigences. Beaucoup, dans les médias comme dans l’opinion, voient ces deux combats en concurrence l’un avec l’autre car, pour opérer la transition écologique, il faut des investissements importants, qui sont d’ailleurs chiffrés (comme récemment dans le rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz en France), et tout cet argent n’irait pas à la protection sociale et à la lutte contre la grande pauvreté. Il me semble pourtant que c’est une fausse opposition, parce qu’on peut parfaitement amorcer et accélérer la transition écologique en ayant à l’esprit, dans la manière dont les mesures de cette transition sont conçues, les besoins des familles en situation de pauvreté.
C’est le sens du rapport que j’ai remis aux Nations unies en 2020 sur la « transition juste », qui met en avant – dans les domaines de l’alimentation et de l’agriculture, de la mobilité, de l’énergie et de la construction – une série de mesures dites à « triple dividende ». Ce sont des mesures qui, à la fois, réduisent l’impact environnemental, créent des emplois pour des personnes à faible niveau de qualification et permettent à des ménages précarisés d’accéder à des biens et des services indispensables à une vie décente.
On peut concevoir la transition écologique autrement que par des mesures socialement régressives.
Par exemple, investir dans les transports en commun, c’est à la fois réduire l’impact de la pollution due à la voiture individuelle, créer des emplois (car il faut des personnes pour conduire les bus, les trams et les trains, pour construire leurs infrastructures, les entretenir et les réparer) et rendre la mobilité abordable pour des ménages qui ne peuvent pas se payer une voiture individuelle. Il en va de même pour l’isolation des bâtiments, mesure souvent coûteuse mais qui réduit les émissions de gaz à effet de serre, crée de l’emploi dans le secteur de la construction et réduit les factures d’énergie des ménages.
On peut donc concevoir la transition écologique autrement qu’en remplaçant les voitures individuelles thermiques par des électriques ou qu’en imposant une taxe carbone – c’est-à-dire autrement que par des mesures qui risqueraient d’être régressives par leurs impacts sociaux et frapperaient en premier les ménages précarisés.
On peut le faire. Il faut juste concevoir la transition écologique en ayant à l’esprit ce souci de justice sociale et, je crois, en associant les personnes en situation de pauvreté à ces discussions, car c’est ainsi que l’on évitera de commettre des erreurs. On sera ainsi non seulement légitime à agir, mais on prendra aussi en compte les contraintes que ces personnes vivent au quotidien.