Petits plats à la sauce solidaire, sur leur lit d’autogestion

La Cantine des Pyrénées, le Chaud Bouillon, Champêtre… Tour d’horizon de ces lieux qui proposent non seulement des repas à bas prix mais aussi un espace d’émancipation.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 23 novembre 2023 abonné·es
Petits plats à la sauce solidaire, sur leur lit d’autogestion
À la Cantine des Pyrénées, dans le 20e arrondissement de Paris.
© Maxime Sirvins

Ce samedi 30 septembre, la Cantine des Pyrénées est à la fête. Elle célèbre ses dix ans d’existence à La Parole errante, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Pour l’occasion, une dizaine de collectifs de lutte et de cantines solidaires ont débarqué de toute la France. « On voulait marquer le coup et créer une sorte de rassemblement ; un moment où l’on prend le temps de se croiser pour échanger et voir comment travailler ensemble », introduit Marion, militante du collectif parisien depuis trois ans.

À l’origine, retrace la bénévole, la Cantine s’est créée à l’initiative d’un groupe de militant·es « dont certain·es venaient du mouvement squat. Ils ont commencé par occuper un ancien restaurant, au 331 rue des Pyrénées, dans le 20e arrondissement de Paris, et en ont fait une cantine solidaire. L’objectif, c’était de créer un lieu de quartier autogéré, ouvert à toutes et tous, et de sortir un peu de l’entre-soi militant. » Mais, en 2014, c’est l’expulsion. Après deux années d’activités qui se maintiennent « hors les murs », la Cantine trouve finalement un nouvel endroit où se fixer. Ce sera au 77 rue de la Mare, toujours dans le 20e. Et cette fois elle sera locataire. Avant de franchir le pas, « il y a eu de nombreuses réflexions : ça représentait un coût, évidemment, mais l’idée était de ne pas mettre toutes les énergies dans la défense d’un lieu. » Pour celles et ceux qui s’y retrouvent, cela ne change rien ; les ateliers de la Cantine demeurent gratuits ou à prix libre (1).

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Par exemple, les ateliers « cuisine », « récup », « éducation populaire », ou encore des cours de français et une permanence juridique d’accès aux droits.

Le plus fédérateur est sans nul doute l’atelier cuisine. Chaque jour, du lundi au vendredi, les volontaires cuisinent de 9 heures à midi pour servir jusqu’à 15 heures Tout le monde peut venir librement pour donner un coup de main. Les maîtres-mots du collectif, reprend Marion, c’est « accessible, réappropriable et subversif » : « Il ne doit pas y avoir de prérequis pour accéder aux ateliers. La cuisine s’y prête très bien : même si tu ne sais rien faire, on est en équipe, et c’est très inclusif. Par ailleurs, on essaie de faire en sorte qu’il y ait de la formation pour que les gens puissent former en retour. Et subversif, évidemment, parce que ce n’est pas rien de s’auto-organiser et d’autogérer un tel lieu ! »

« Il ne doit pas y avoir de prérequis pour accéder aux ateliers. La cuisine s’y prête très bien : même si tu ne sais rien faire, on est en équipe, et c’est très inclusif. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Car « la bouffe n’est qu’un prétexte », lance la militante. Par là, il faut comprendre qu’il ne s’agit pas tant de distribuer des repas que de permettre des rencontres en dehors de ses réseaux affinitaires et de favoriser la création de liens de solidarité et de réflexion. Un lieu où l’on se politise sur les questions liées à l’alimentation, et bien au-delà. « On ne considère pas vraiment que nous aidons les gens à sortir de la précarité alimentaire. C’est sûr qu’il y a beaucoup de gens dans la rue ou de mal-logés qui viennent déjeuner. Mais il y a aussi les habitués, les gens du quartier, des militant·es. » La Cantine des Pyrénées est une construction commune.

L’approvisionnement, un enjeu politique

En cet après-midi du samedi 30 septembre, des temps de discussions collectives sont organisés autour d’un « forum sur l’autonomie politique » où l’on veut notamment parler de « la bouffe » comme « terrain de lutte ». L’heure venue, plusieurs dizaines de personnes s’installent dans le fond du jardin de La Parole errante ; la plupart sont membres d’une cantine solidaire ou d’un collectif de lutte lié à l’alimentation. Pour faciliter les échanges, le groupe se divise en trois cercles distincts, constitués d’une quinzaine de personnes au moins. Marion anime l’un d’eux. L’objectif est d’échanger sur les pratiques de chacun et de créer des liens entre les structures.

La plupart des cantines et des collectifs de ravitaillement multiplient leurs sources d’approvisionnement, soucieux de trouver des denrées de qualité, bio et locales.

Pour commencer, la militante propose de questionner l’approvisionnement alimentaire issu de la récupération des invendus de l’industrie agroalimentaire. Une réflexion politique. « À la Cantine, on s’interroge sur comment arriver à s’autonomiser : avons-nous envie de nous satisfaire des invendus de la surproduction ? Comment aller vers autre chose ? » Des questionnements partagés puisque les filières de récupération se sont largement organisées autour de la lutte contre le gaspillage alimentaire, qui profite économiquement aux enseignes de la grande distribution. Ces dernières, sommées de faire don de leurs invendus alimentaires, s’épargnent non seulement le coût lié à leur destruction, mais bénéficient aussi de réductions d’impôts grâce à la manœuvre (2). Un cercle vicieux accusé d’encourager la surproduction alimentaire.

Pourtant, des alternatives existent. La plupart des cantines et des collectifs de ravitaillement multiplient leurs sources d’approvisionnement, soucieux de trouver des denrées de qualité, bio et locales. Si une partie de la nourriture est souvent récupérée (notamment dans les grands marchés, comme celui de Rungis) et une autre achetée – par exemple via les réseaux des Amap (3) ou des collectifs d’aide à l’approvisionnement qui disposent de leurs propres réseaux paysans –, une autre encore est parfois cultivée par les collectifs eux-mêmes. 

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Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne.

C’est le cas de l’inter-collectif Champêtre, qui s’est organisé autour « de pratiques et d’intentions communes », parmi lesquelles l’activité de maraîchage. Concrètement, les collectifs franciliens profitent d’une parcelle agricole mise à leur disposition par une maraîchère installée en bio à la ferme collective de Cambreux, à Tournan-en-Brie (Seine-et-Marne) : « Au départ, elle nous a laissé une petite parcelle de 800 mètres carrés, rebondit l’un des bénévoles de la cantine le Chaud Bouillon. Depuis, ça a évolué, et on est sur 1 200 mètres carrés ! C’est pas mal, à notre échelle. Le principe, c’est qu’on y aille de temps en temps pour cultiver des légumes destinés à approvisionner nos collectifs. En contrepartie, on s’engage à lui filer des petits coups de main sur ses parcelles. » Y sont surtout cultivés des légumes prisés – que l’on retrouve peu en récup – et qui demandent un entretien minimum : des courges, des patates, de l’ail ou des oignons.

« On ne considère pas vraiment que nous aidons les gens à sortir de la précarité alimentaire. C’est sûr qu’il y a beaucoup de gens dans la rue ou de mal-logés qui viennent déjeuner. Mais il y a aussi les habitués, les gens du quartier, des militant·es. » (Photo : Maxime Sirvins.)

De la même manière, les bénévoles du Ravitaillement alimentaire autonome et Réseaux d’entraide (Raare), à Angers, cultivent sur une parcelle de près de 5 hectares, mise à disposition « par un agriculteur camarade ». « J’ai le sentiment qu’une fois qu’on a le pied dans un réseau militant et paysan, on a des propositions pour aller cultiver sur des terrains, estime Pierre*, du Raare. Mais c’est sûr, créer ce lien de confiance prend du temps ; ça veut dire qu’il faut aller rencontrer les agriculeurs, discuter, leur filer des coups de main. »

Devenir complètement autonome dans l’approvisionnement n’est toutefois pas un objectif du Raare. Cultiver, comme cuisiner ou distribuer des repas solidaires, est un moyen, nous confie en aparté Sarah*, également membre du Raare : « Ce qui nous intéresse, c’est la possibilité de s’autoformer collectivement aux pratiques et aux savoirs paysans, en espérant qu’ils seront transmis à leur tour. C’est aussi la possibilité de créer des sociabilités et des solidarités en dehors de la ville. Il ne s’agit pas seulement d’un jardin partagé ; quand on cultive, on se rencontre, on parle de ce qui nous anime, de ce qu’est le collectif. »

Complémentaires et solidaires

Pour Arthur* non plus, devenir autonome n’est pas enviable. Paysan et militant à la cantine le Plat de résistance, à Combrand (Deux-Sèvres), il cultive de nombreux fruits et quelques légumes qui alimentent en partie la cantine. « On a aussi des poules pour les œufs et un élevage de truites en aquaponie, qui sont exclusivement mangées ici », détaille l’agriculteur. Pour le reste, « pas de récup, pas de vol ! » : « On achète entre 80 et 90 % de la nourriture qu’on propose dans nos cantines ; la plupart aux voisins paysans. » Selon lui, mieux vaut être complémentaire et participer à fixer les revenus des agriculteurs en réfléchissant à « comment faire pour qu’ils puissent gagner 1 500 euros et pas 600 ».

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Le prénom a été changé.

Toutefois, Arthur insiste : « Nous fonctionnons comme ça parce que nous le pouvons. Chez nous, les gens donnent en moyenne 8,50 euros par repas, ce qui nous permet d’être à l’équilibre, même en achetant la majorité de notre nourriture. Dans les discussions que l’on a eues aujourd’hui [avec les autres collectifs présents à La Parole errante, NDLR], je me rends bien compte que les réalités sont très différentes ici, en Île-de-France, et plus généralement en zone urbaine. »

Peut-être, en effet, que les besoins des personnes qui poussent les portes des cantines solidaires ne sont pas tout à fait les mêmes, selon que l’on est en ville ou à la campagne. Quoi qu’il en soit, les collectifs ont un leitmotiv commun : il ne s’agit pas de charité, ni de se substituer aux services de l’État ou aux associations d’aide alimentaire, mais de créer des liens, des alternatives, des solidarités. De proposer à chacune et à chacun de participer. L’objectif est l’émancipation, et personne n’est redevable, explicite la Cantine des Pyrénées dans son « communiqué d’anniversaire ».

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Temps de lecture : 9 minutes

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