Non, le vol à l’étalage n’a pas « explosé » avec l’inflation
Si la nécessité pousse toujours certains à subtiliser des aliments, le phénomène est loin d’être en hausse, contrairement à ce que clament les enseignes. Mais gonfler les chiffres permet de doper le business de la sécurité et de durcir la répression.
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Étudier ou manger ? L’équation impossible Derrière la faim, une odieuse injustice climatique Quand les cantines ont le ventre creux Avec Agnès Varda, rien ne se perd« J’avais faim et je n’avais pas d’argent », avait-il plaidé. En 2019, un jeune homme de 20 ans a été condamné à six mois de prison ferme pour le vol d’un sandwich au thon et de deux bouteilles de jus d’orange. En 2022, à Castres, un autre a pris quatre mois ferme. À Nîmes, six. Mardi 15 août 2023, un sans-abri écope de trois mois ferme pour du fromage, des gâteaux et de la bière. Régulièrement, des articles de la presse locale font état de peines lourdes contre les voleurs de nourriture. La justice française réprime-t-elle durement ces vols alimentaires, en forte expansion selon la presse ?
D’après France Info, les vols à l’étalage auraient « bondi » en un an. TF1 parle même d’une « explosion » de presque 14 % en 2022 par rapport à 2021. S’il est impossible de connaître la part de vols alimentaires dans ce phénomène, l’inflation est pointée du doigt. « Aujourd’hui, ce sont de plus en plus des habitués qui subtilisent des produits du quotidien. De la viande, mais aussi des pots de miel à 5 euros, témoigne Thierry Cotillard, président du groupement Les Mousquetaires sur RTL. Nous ne sommes plus dans la problématique du mieux manger, mais du pouvoir manger. » Il assure avoir enregistré une hausse de 14 % de vols dans les enseignes du groupe. Politis a contacté cinq procureurs des territoires parmi les plus pauvres de France, et ils sont unanimes : il n’y a aucune recrudescence de ces vols sur leur juridiction. Comment expliquer cette contradiction ?
Un taux en réalité… en baisse
Première explication : les vols à l’étalage sont réputés peu traités par les tribunaux judiciaires, notamment en raison du faible nombre de plaintes et, par conséquent, de poursuites. Il est par ailleurs impossible de connaître le traitement judiciaire exact des vols à l’étalage enregistrés par les policiers, car ils sont inclus par les juges dans la grande famille des « vols simples ». Cependant, lorsque les médias locaux rendent compte d’une réponse pénale en la matière, elle apparaît dure, avec des peines de prison ferme à la clé. Dans ces procès, l’état de nécessité – invoqué pour des vols de nourriture de la part de personnes en grande précarité – n’est que très rarement retenu, notamment lorsque d’autres infractions sont applicables, comme la rébellion ou la violence au moment où la personne est interceptée par l’agent de sécurité ou dans des cas de récidive.
Seconde explication : il n’y a pas d’augmentation du nombre de vols à l’étalage enregistrés par les services de sécurité. D’après la base de données des « chiffres départementaux mensuels relatifs aux crimes et délits enregistrés par les services de police et de gendarmerie depuis janvier 1996 », émanant du ministère de l’Intérieur, ces vols n’ont même jamais été aussi bas depuis plus de vingt ans. En 2000, policiers et gendarmes comptaient 57 853 vols à l’étalage. Le pic est atteint en 2013 : plus de 72 000 faits recensés. La chute s’opère avec la crise sanitaire – on passe de 61 256 faits en 2019 à 45 146 en 2020, puis 43 248 en 2021.
Le Parisien – à l’origine du premier article évoquant l’augmentation de ces larcins – publie le chiffre de 36 529 faits recensés en 2021 et presque 42 000 en 2022, sans source précise. Notre confrère de ce journal dit avoir reçu ces éléments du cabinet du ministre de l’Intérieur. Contacté, ce dernier n’a pas répondu à notre demande d’explication. La lecture de la tendance semble a minima se baser sur une vision parcellaire. Or celle-ci ne va pas sans -conséquences.
Sanction immédiate
D’abord, cette lecture alarmante des chiffres permet aux entreprises de sécurité de développer leur business. La PME Thoonsen Trading – dont le patron, Jacky Thoonsen, a été nommé le 14 septembre président de la chambre de commerce et d’industrie de l’Indre – affiche par exemple une croissance de 20 % en un an, portant son chiffre d’affaires à 12 millions d’euros. Sa spécialité : l’antivol sur les produits alimentaires. L’entreprise se targue même d’avoir développé de nouveaux formats adaptés aux barquettes de viande et aux boîtes de lait en poudre pour bébé.
L’amende forfaitaire revient à réclamer 300 euros à des personnes qui n’ont déjà pas les moyens de se nourrir correctement.
Mais ces chiffres ont aussi servi au ministère de la Justice pour étendre l’amende forfaitaire délictuelle (AFD) à ces vols à l’étalage, sous la pression de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). « La problématique du vol à l’étalage est identifiée depuis longtemps et crée chez les petits commerçants un problème de coût économique. Or on a constaté une absence de réponse pénale, avec la difficulté de faire se déplacer la police pour des délits qui finissent le plus souvent par des rappels à la loi, explique Xavier Douais, président de la section commerce de la CPME. Face à cela, on a assisté à des réactions problématiques de commerçants affichant les photos de personnes qui avaient volé dans leur magasin. Notre proposition d’AFD pour le vol à l’étalage permet une sanction immédiate. »
En effet, « la procédure d’amende forfaitaire, qui exclut toute prise d’attache avec la permanence du parquet pour assurer l’orientation à la suite de la constatation de l’infraction, conduit à un traitement plus rapide des procédures », peut-on lire dans la circulaire ministérielle du 6 juillet. Elle élargit aussi le pouvoir policier au détriment du contrôle par la justice, et permet d’imposer une amende de 300 euros à des personnes qui, potentiellement, n’ont déjà pas les moyens de se nourrir correctement.
Non-respect du droit à l’alimentation
Pour élargir cette application de l’AFD aux vols à l’étalage, le ministère de la Justice a mis en place, en mars 2023, une phase d’expérimentation sur sept juridictions (Paris, Bordeaux, Bourg-en-Bresse, Lille, Marseille, Pontoise et Rennes). « À l’issue de ces travaux, les AFD pour vol d’une chose dont la valeur n’excède pas 300 euros et pour vente à la sauvette sont généralisées à l’ensemble du territoire national à compter du 11 juillet 2023 », lit-on dans la circulaire. Contacté, le ministère a admis auprès de Politis qu’aucune évaluation n’a été réalisée : l’expérimentation n’avait pour but qu’un cadrage technique. La généralisation a donc été appliquée sans étude d’impact, sous la pression d’une supposée augmentation fulgurante des vols à l’étalage.
D’après la circulaire du 6 juillet, les procureurs disposent cependant d’une marge de manœuvre. Ils peuvent définir « des seuils de préjudice en deçà desquels le recours à l’AFD n’est pas permis », ou encore « exclure certaines catégories d’objets (ex. : denrées alimentaires) ». Le vol de nourriture pourrait ainsi échapper à l’AFD sur certains territoires. « La circulaire du 6 juillet est une doctrine d’emploi qui donne une latitude aux procureurs pour certaines infractions relatives au prix et à la nature des produits volés, précise Xavier Douais. Leurs instructions doivent être transmises aux responsables de la police et de la gendarmerie. Qui doivent à leur tour briefer leurs équipes. » Pour le moment, nous n’avons pas de visibilité quant à la décision de chaque procureur sur chaque ressort.
Le droit à l’alimentation n’en demeure pas moins un droit fondamental. « Il est reconnu par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pidesc), qui impose des orientations juridiquement effectives et contraignantes », rappelle Pierre-Étienne Bouillot, professeur en droit de la sécurité alimentaire à l’université de Pau et des Pays de l’Adour. Dans ce texte des Nations unies, signé par la France en 1980, « les États reconnaissent le droit fondamental qu’a toute personne d’être à l’abri de la faim », peut-on lire. Ils reconnaissent aussi « le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence. »
Pourtant, en France, le droit à l’alimentation n’est jamais mobilisé devant la justice. « Ce droit n’est pas facilement opposable par les individus, regrette Pierre-Étienne Bouillot. C’est la grande tragédie des droits humains. »