Agriculture : contrer les ravages du libre-échange

Depuis une quarantaine d’années, l’agriculture est soumise aux lois du commerce mondial, ce qui a fragilisé les cultures nourricières, paupérisé des populations et pesé sur l’environnement. Des solutions existent pour en sortir.

Maxime Combes  • 17 novembre 2023 abonnés
Agriculture : contrer les ravages du libre-échange
Des représentants du peuple Guarani-Kaiowa lors d’une conférence de presse sur l’utilisation intensive d’agrocarburants au Brésil, le 22 juillet 2015 à Paris.
© FRANCOIS GUILLOT / AFP

« Déléguer notre alimentation […] à d’autres est une folie », avait affirmé Emmanuel Macron le 12 mars 2020, alors que la pandémie de covid-19 s’installait en France. « Nous devons en reprendre le contrôle », ajoutait-il solennellement, comme pour marquer une volonté de tourner la page d’une mondialisation ayant démesurément allongé et fragilisé les chaînes d’approvisionnement. Plus généralement, y compris à Bruxelles, promesse était faite que les leçons de la pandémie seraient tirées et qu’allait désormais s’ouvrir un processus de relocalisation des activités stratégiques ou essentielles telles que l’alimentation.

Trois ans plus tard, cette promesse n’est-elle pas déjà enterrée ? L’Union européenne est en train de ratifier un accord de libéralisation du commerce avec la Nouvelle-Zélande qui prévoit d’importer sans droits de douane ni limites de quantité, depuis un pays situé à 20 000 km de Bruxelles, pommes, kiwis, oignons, crustacés, vin et miel, ainsi que d’accorder des quotas supplémentaires pour 38 000 tonnes de viande ovine, 10 000 tonnes de viande bovine, 15 000 tonnes de beurre, 25 000 tonnes de fromage ou encore 15 000 tonnes de lait en poudre. Soit autant de produits agricoles qui existent déjà sur le sol européen.

Ce n’est pas tout : la Commission européenne entend aussi finaliser de nouveaux accords avec le Chili et le Mexique, ratifier un accord avec le Kenya, poursuivre les négociations avec l’Australie, l’Inde, l’Indonésie ou la Thaïlande et, surtout, ressusciter l’accord avec les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) gelé depuis plusieurs années (voir encadré). Autant d’accords qui prévoient la libéralisation de certains marchés agricoles. À chaque fois, la logique est la même : supprimer les « obstacles au commerce » (droits de douane, réglementations techniques, normes) pour accroître exportations et importations, quel qu’en soit le prix social, écologique et démocratique.

L’agriculture dans les griffes de la mondialisation

C’est dans les années 1980-1990, que l’agriculture est devenue l’un des enjeux majeurs des négociations commerciales internationales. D’abord dans le cadre du Gatt (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), puis au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et enfin dans les traités bilatéraux et régionaux négociés depuis trente ans. Le cycle de négociations dit de « l’Uruguay » (1986-1994), qui se solde par la création de l’OMC, donne ainsi le jour à un Accord sur l’agriculture (ASA). Les subventions aux exportations doivent être bannies, les droits de douane réduits. Plus généralement, ce sont les mesures qui permettent de réguler les marchés agricoles, de stabiliser les prix et de constituer des stocks publics alimentaires qui sont dans le viseur, au nom d’une concurrence « loyale » sur les marchés mondiaux.

Sur la même période, les plans d’ajustement structurel imposés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) aux pays pauvres ont conduit ces derniers à réduire leurs droits de douane et, pour la plupart, à se concentrer sur quelques productions tournées vers l’exportation. C’est ainsi que des politiques agricoles et alimentaires souvent construites depuis des décennies, aussi bien au Nord qu’au Sud, ont été profondément transformées : les prix alimentaires, progressivement alignés sur les cours des marchés internationaux – eux-mêmes objet de pratiques spéculatives des acteurs financiers – sont devenus plus volatils, l’approvisionnement plus dépendant de ces mêmes marchés, tandis que les incitations à la spécialisation agricole ont chamboulé les systèmes locaux.

ZOOM : Un projet d’accord UE-Mercosur anachronique

Début octobre, des négociations officielles ont repris pour tenter de finaliser un accord visant à libéraliser le commerce entre l’Union européenne et les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay). Souvent jugé comme « anachronique » et caricaturé comme un accord « Viande contre voitures », il créerait la plus grande zone de libre-échange de la planète. En 2023, alors que la planète flambe, que la biodiversité s’effondre, que les inégalités s’accentuent, a-t-on vraiment besoin d’importer 99 000 tonnes de bœuf et 180 000 tonnes de viande de volaille supplémentaires produites par un modèle agricole aux conséquences désastreuses en matière de déforestation (Amazonie, Cerrado, Chaco, etc.), de destruction de la biodiversité et de violations des droits des populations indigènes ? Et que, dans le même temps, l’UE augmente ses exportations de pesticides interdits d’utilisation en Europe, notamment vers le Brésil qui en est le plus grand utilisateur au monde ? C’est parce qu’un tel accord n’a aucun sens qu’une large coalition réunissant les sociétés civiles des deux côtés de l’Atlantique se mobilise contre ce projet. Plus d’infos ici.

Les agricultures paysannes, notamment des pays du Sud, ont ainsi été mises en concurrence avec des agricultures intensives, principalement celles des pays du Nord, fragilisant les paysans et la sécurité alimentaire de nombreux pays. Si les subventions aux exportations ont été progressivement supprimées, l’OMC a accepté que les pays riches versent des dizaines de milliards de dollars d’aides directes à leurs agriculteurs au motif – discutable – que ces aides ne créeraient pas de distorsions de marché. Ils ont ainsi pu exporter leurs produits à des prix extrêmement faibles, inférieurs aux coûts de production. Au nom de la concurrence « loyale », un dumping généralisé a été institué, souvent favorable aux intérêts des pays riches et toujours à ceux des entreprises agro-exportatrices.

Agricultures paysannes et familiales en danger

L’accord de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique (Alena), entré en vigueur le 1er janvier 1994, aurait ainsi conduit à la suppression de près de deux millions d’emplois dans le secteur agricole mexicain, que les créations d’emplois dans le secteur manufacturier (700 000 environ) sont loin d’avoir compensée. En parallèle, une poignée d’entreprises multinationales et de filiales d’entreprises états-uniennes ont mis la main sur les marchés des céréales de base telles que le maïs, le blé, le riz ou le soja. Au point que le Mexique, pays dont sont originaires des centaines de variétés de maïs, est devenu de plus en plus dépendant des importations de maïs venant des États-Unis, générant une crise de la tortilla en 2007-2008.

De manière similaire, les exportations de découpes de volaille congelées, non consommées en Europe, vers les pays africains, à des prix bradés, ont déstabilisé de nombreux marchés avicoles locaux pourtant essentiels à une agriculture familiale vitale en termes d’emplois et de sécurité alimentaire : il devient alors impossible pour des producteurs locaux de vendre leur production à un tarif rémunérateur. Ces accords ont mis en concurrence des systèmes agricoles très différenciés, au détriment des plus fragiles et moins capitalistiques. Et ce, alors que les modèles productivistes qu’ils encouragent sont à l’origine de ce que l’on appelle pudiquement des externalités négatives (pollutions, perte de biodiversité, réchauffement climatique, etc.) dont les répercussions sont désormais massives et violentes.

En encourageant la spécialisation agricole tournée vers l’exportation plutôt que la diversification, en laissant les marchés mondiaux être l’objet de spéculations financières alimentant la flambée des prix en cas de tensions, en encourageant le recours à des technologies discutables (OGM, par exemple), la politique menée depuis trente ans a fragilisé les agricultures paysannes et familiales. Ces dernières sont pourtant à l’origine de 60 % de la nourriture consommée dans le monde et de 40 % des emplois mondiaux, jouant un rôle majeur en matière de sécurité alimentaire et de lutte contre la pauvreté. Les mettre au défi de relever la concurrence des marchés mondiaux ne peut que les affaiblir et faire croître le risque de famine.

Une voie alternative est possible

Abandonner nos systèmes agricoles hétérogènes à la concurrence internationale, loin de résoudre le problème de la faim dans le monde, les a précipités dans une course au moins-disant social et environnemental, conduisant certains à dépérir. Ce n’est pas une fatalité. La voie alternative à emprunter ne fait plus de la régulation et de la transformation des règles du commerce international un tabou : contre les multinationales de l’industrie agroalimentaire, il s’agit de valoriser les agricultures paysannes et les savoir-faire locaux, par une régulation démocratique des échanges internationaux.

Viser la souveraineté alimentaire, selon le principe porté par la Via Campesina et la Confédération paysanne, ce n’est pas viser l’autarcie : relocaliser, c’est organiser la production régionalement et localement pour mieux la maîtriser. Les flux de produits agricoles presque identiques qui se croisent sur les marchés mondiaux n’ont aucun sens ! Le système commercial mondial doit permettre la coexistence de systèmes économiques et sociaux différents, résultant de l’histoire propre et des choix de chaque peuple, et préserver la biosphère. Organiser la décroissance du commerce mondial, pour des raisons sociales et écologiques, et reconstruire des systèmes agricoles solides et relocalisés, voilà la voie à suivre. Aussi bien au Sud qu’au Nord.

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