Glaner pour manger : la dure loi du marché

Alors que l’inflation grève le budget des ménages, récupérer les invendus devient une pratique plus répandue. Par exemple à Alfortville, où l’association la Tente des glaneurs œuvre à soulager la faim.

François Rulier  • 22 novembre 2023 abonné·es
Glaner pour manger : la dure loi du marché
Des bénévoles de la Tente des glaneurs sur le marché de Wazemmes, à Lille.
© PHILIPPE HUGUEN / AFP

Sous un soleil radieux, l’heure est venue pour les commerçants de ranger leurs étals. Le marché d’Alfortville (Val-de-Marne) se transforme en ballet de palettes volantes, de camionnettes traçant leur route sur une avenue encombrée, rythmé par une symphonie de mille et une langues et d’ultimes harangues. Si le marché se vide de ses badauds, la circulation devient périlleuse. Les fruits et légumes impropres à la vente couvrent le sol. Le régiment des services municipaux approche bientôt, balayant de ses lances à eau toutes traces du marché. Les promeneurs égarés s’écartent rapidement pour éviter l’éclaboussure.

Pourtant, quelques figures silencieuses attendent aux abords de la place, un chariot ou un sac à la main. Pour elles, le marché commence seulement. Alors elles s’avancent, déambulent dans les allées, s’arrêtent près des monceaux de palettes en quête d’une nourriture rejetée du circuit marchand. Elles « glanent ». Doux euphémisme qui pourrait qualifier sans peine le promeneur solitaire, s’il n’était question de pauvreté. Les glaneurs et les glaneuses cherchent de quoi remplir un frigo que de maigres salaires ou de faibles pensions laissent bien trop vide.

Il est difficile d’approcher les glaneur·ses. La promesse de l’anonymat n’y suffit pas et le journaliste essuie plusieurs refus. Nous approchons une dame entrant dans le troisième âge, alors qu’elle remplit son Caddie d’une maigre récolte dénichée à l’arrière du marché. Elle répond à nos questions par une invitation peu amène : trouver des « glaneurs anonymes » plus loin. Volonté d’échapper au stigmate de la précarité ou d’être laissée tranquille dans une situation difficile, méfiance à l’égard des journalistes : les raisons légitimes abondent.

Parmi les ombres se faufilant dans un marché fantôme, une silhouette se penche sur un tas de palettes : un homme d’une quarantaine d’années, survêtement bleu, qui accepte de nous parler. Les cheveux courts, le visage couvert d’une barbe de quelques jours, il traîne un Caddie vieilli tirant sur le pourpre. Il ne dira pas son prénom.

Pourquoi glane-t-il ? L’inflation. « Les carottes étaient à un euro, elles sont à 1,80 euro ; les aubergines étaient à 1,80 euro, maintenant elles sont à 4 euros. Ce que tu achetais avec 50 euros avant, c’est 100 euros maintenant. » Cependant, il insiste : il achète sur le marché, et glane lorsque l’occasion se présente. À ce moment, un commerçant lui apporte un sac avec quelques aubergines. Chose rare, précise-t-il. Une partie n’est pas consommable. « Je préfère manger peu, mais bien, qu’être malade », dit-il en laissant de côté la moitié des légumes. Notre homme glane par défaut. Il habite en colocation dans cette ville de la petite couronne parisienne, travaille de-ci de-là, récoltant quelques dizaines d’euros. « Les prix sont aussi élevés qu’à Paris », soupire-t-il. On n’en saura pas plus. Il repart, lorgnant les poubelles sur son chemin.

Mamans, migrants, étudiants, retraités

Cette dame âgée et ce quadragénaire ne détonnent pas avec le public que la Tente des glaneurs accueille, chaque dimanche ou presque, sur le marché d’Alfortville. Cette association récolte les invendus auprès des marchands pour les redistribuer à tous ceux qui le demandent. « Un public de fidèles et d’habitués, beaucoup de mamans, des femmes âgées, des personnes d’origine étrangère, qui n’ont pas de retraite. Des gens qui se battent et qui se saignent aux quatre veines pour payer leur loyer », expose Stéphane Exposito, fondateur de l’association. « Un public qui évolue et reflète la société », poursuit-il.

Les glaneurs et les glaneuses cherchent de quoi remplir un frigo que de maigres salaires ou de faibles pensions laissent bien trop vide.

La Tente des glaneurs a ainsi accueilli différentes populations de migrants, fuyant la guerre et la misère : « Des réfugiés syriens, des Ukrainiens. » En début d’année universitaire, les étudiants viennent en nombre. Signe des temps, l’association a accueilli récemment « des jeunes retraités de la fonction publique ». Autant de personnes contraintes à des choix draconiens en raison d’un budget limité : se nourrir passe ainsi après le paiement du loyer, déplore Stéphane Exposito.

D’ailleurs, la Tente des glaneurs est souvent la deuxième étape après le marché : « Les gens pensent que le glanage consiste à aller récupérer gratuitement les invendus sur le marché, mais beaucoup font leurs courses et viennent ensuite à l’association pour d’autres produits. Ils organisent leur budget », poursuit le militant. Qu’en pensent les commerçants ? « Ils ont tous joué le jeu facilement, mais différemment. Certains proposent de vrais invendus, d’autres réservent une palette dès le début du marché pour l’association : c’est leur acte de solidarité. »

En institutionnalisant le glanage, ne risque-t-on pas d’exclure une partie de la population des glaneurs réticente à passer par une association ? Cette question, Stéphane Exposito l’a déjà entendue et a tenté de lui apporter des réponses : « Nous essayons de mettre en place des ponts, des partenariats avec d’autres organisations. » D’évidence, à l’heure d’une terrible montée de la précarité, dénoncer ce genre d’initiatives reviendrait à se tromper de priorité.

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Société
Publié dans le dossier
Manger à sa faim
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