« Et la fête continue ! » : construire à sa mesure
Robert Guédiguian part du drame de la rue d’Aubagne, à Marseille, pour montrer comment quelques hommes et femmes de bonne volonté s’opposent à l’effondrement de ce qui fait société.
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Et la fête continue ! / Robert Guédiguian / 1 h 46
« Soudain, un fracas. » C’est par ces mots que s’ouvre Et la fête continue !, extraits d’une archive de journal télévisé rendant compte du drame survenu rue d’Aubagne, en plein cœur de Marseille, le 5 novembre 2018. Ce jour-là, deux immeubles s’effondraient en une fraction de seconde. Huit habitants y trouvaient la mort. C’est sur la même évocation et les mêmes mots que s’achève, ou presque, le vingt-troisième opus de Robert Guédiguian, à l’occasion d’une cérémonie d’hommage aux victimes lors de l’inauguration de la place du 5-Novembre-2018, organisée par l’une des jeunes protagonistes, Alice (Lola Naymark).
Entre les deux, le film va se déployer à la manière d’un tissu organique, s’élargissant, prenant corps, exactement comme on répare un trou, un vide. Dans Et la fête continue !, l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne est bien réel : le souvenir du cataclysme et des morts est encore dans toutes les têtes. Alice et ses amis occupent en haut de la rue une église désaffectée et viennent en aide aux familles des immeubles alentour qui doivent être relogées.
Effondrement général
Mais l’effondrement est aussi métaphorique – c’est en cela que la question du logement insalubre n’est pas (ou pas seulement) le sujet du film. Pas plus que la campagne municipale dans laquelle est engagée Rosa (Ariane Ascaride), infirmière à l’hôpital de la Timone, dont le personnage est très lointainement inspiré de Michèle Rubirola. Mal engagée d’ailleurs, car Rosa ne supporte plus les rivalités internes, les querelles de partis qui détournent de l’essentiel, c’est-à-dire de ce dont les gens ont besoin. Elle est pressentie tête de liste. C’est peu de dire qu’elle hésite. L’effondrement est là, plus général hélas : celui des politiques publiques, des solidarités, de ce qui fait société. À quoi s’opposent les personnages. Non pas en prônant la révolution, en espérant le grand soir – ce rêve-là, Robert Guédiguian l’a remisé depuis longtemps – mais en intervenant sur le monde chacun à sa manière, avec ses convictions, sa biographie et ses désirs.
Il y a donc Rosa, bien plus pragmatique que ne l’exigent les tambouilles électorales. « On ne peut pas gagner quand on fait tout pour perdre », lance-t-elle. Au contraire, elle est à son aise quand il faut agir concrètement. Une école maternelle a besoin de voir ses murs repeints ? Elle entraîne avec elle enseignants et parents d’élèves pour le faire eux-mêmes plutôt que d’attendre une décision des politiques dont on ne sait si elle viendra. Il y a ses fils, Sarkis (Robinson Stévenin) et Minas (Grégoire Leprince-Ringuet), qui ont tous deux l’Arménie au cœur. Le premier a repris le bar aux couleurs arméniennes de son père, disparu très tôt, et, amoureux d’Alice, il aspire à mettre au monde une ribambelle de petits Arméniens. Le second est médecin dans un centre de rétention administrative et a une oreille sur la guerre que subit le Haut-Karabakh.
Il y a aussi Tonio (Gérard Meylan), le frère de Rosa, communiste généreux avec ses nombreuses petites amies, qui affabule avec humour un monde enchanté pour le rendre effectivement meilleur : « À Marseille, il n’y a pas de bourgeois, pas de racistes, pas de fascistes. Il n’y a que des braves gens. » Il cohabite avec celle qu’il aime voir comme sa fille adoptive, Laëtitia (Alicia Da Luz Gomes), infirmière elle aussi, et qui bute dans son travail sur les carences de l’hôpital public.
Il y a encore Henri (Jean-Pierre Darroussin), libraire à la retraite, pétri de littérature et adepte de la maxime des stoïciens : « Je n’ai ni crainte ni espérance. » Il est le père d’Alice, avec laquelle il tente de renouer, sans succès immédiat, après des années où il s’est peu occupé d’elle. Et, last but not least, il tombe amoureux de Rosa. Enfin, il y a celle déjà évoquée plus haut, Alice. En plus d’aider les relogés, elle a formé une chorale avec des gens du quartier à qui elle apprend à chanter. « Je fais exactement ce que j’aime, lance-t-elle à son père qui s’interroge sur son avenir d’actrice, du théâtre avec le peuple, pour le peuple. Mon public est sur scène autant qu’il écoute. Il fabrique les histoires qu’il aimerait voir. Il prend la parole. »
But commun et carcans
Cette présentation étant faite, on aura compris que l’on retrouve dans Et la fête continue ! les comédiens fidèles au cinéaste (ou inversement). Si tous sont au bon diapason, décernons une mention spéciale à Lola Naymark, qui campe avec une grande richesse d’émotions une jeune femme d’aujourd’hui volontariste mais non dénuée de failles. Comme Grégoire Leprince-Ringuet et Robinson Stévenin, Lola Naymark est apparue dans le cinéma de Guédiguian à partir de L’Armée du crime (2009), évocation du groupe Manouchian pendant l’Occupation. Au moment de la sortie de ce film, le cinéaste s’interrogeait ainsi en substance : « Je ne me demande pas ce que nous aurions fait à leur époque. Mais ce que ces jeunes résistants feraient aujourd’hui. » Et la fête continue !, à travers Alice, Sarkis, Minas et Laëtitia, est une forme de réponse à cette question.
De ce qu’accomplissent les uns et les autres, au vu de l’état du monde, on peut penser que cela reste modeste. Mais, en l’absence d’un mouvement politique fort et unifié, c’est ce que le cinéaste citoyen Guédiguian voit de plus fécond. Surtout, tous ses personnages, qui ont des liens familiaux, amicaux ou amoureux, œuvrent, sinon pour un but commun, du moins dans le même sens. En cela, Et la fête continue ! est l’exact opposé de La ville est tranquille (2001). Un film lui aussi construit comme un puzzle, mais morcelé, disloqué, où chacun croulait sous le poids de l’isolement et du dénuement.
Le fait que Robert Guédiguian ait donné en partage ses différentes identités à ses personnages confère aussi une cohérence souterraine. Le communisme (Tonio), l’arménité (Sarkis et Minas), le goût pour l’écrit et la pensée (Henri), la nécessité de l’activisme (Alice), la soif d’émancipation (Rosa). Parmi les plus belles scènes figurent celles où Rosa nage seule dans une piscine sous une lumière bleutée, où elle se raconte en voix off comment elle se libère de carcans qu’elle s’est imposés. Son histoire d’amour fait partie de cette prise d’autonomie, que le cinéaste filme avec délicatesse en suggérant que, quel que soit l’âge de ses artères, tout reste possible – Ascaride et Darroussin forment, une nouvelle fois, un couple convaincant, entre excitation des débuts et sagesse de l’expérience. « Et l’amour continue ! », pourraient-ils s’exclamer.
Nous parlions précédemment à propos du film de « tissu organique ». Et la fête continue ! apparaît en effet comme un organisme vivant, cohérent, dont tous les éléments sont nécessaires à son épanouissement. Par exemple, on y entend nombre de citations littéraires (Apollinaire, Beckett, Proust, Shakespeare…) ou musico-cinéphiliques avec la reprise saisissante de la célèbre musique de Georges Delerue composée pour Le Mépris, de Jean-Luc Godard. Nul jeu de références distinguées ici, mais une nourriture artistique absorbée comme l’air qu’on respire, circulant dans les veines, participant à la vie du corps et de l’esprit.
Le film apparaît en effet comme un organisme vivant, cohérent, dont tous les éléments sont nécessaires à son épanouissement.
Néanmoins, Et la fête continue ! est une œuvre, qui se distingue par essence de la réalité. C’est la grande leçon, aidante et non dominante, comme un juste retour des choses, que donne Henri à Alice à propos de la cérémonie d’hommage aux victimes de la rue d’Aubagne qu’elle prépare, et qui n’est autre qu’un happening. « Il faut que tu trouves une forme particulière, originale, spectaculaire », dit le père à sa fille. Une injonction qui rappelle qu’un spectacle ou un film est aussi une adresse, un geste vers une assemblée de personnes – le public – qu’il faut prendre en considération. C’est en tout cas le credo, après de grands maîtres illustres, de Robert Guédiguian. Ainsi, la cérémonie d’Alice sera finalement très prenante, laissant pantelants d’émotion tous les présents. De même que les spectatrices et les spectateurs d’Et la fête continue !, œuvre magistrale.
Lire aussi notre article sur l’exposition consacrée à Robert Guédiguian qui se tient à la Friche la Belle-de-Mai, à Marseille.