« L’Occident s’est enfermé dans une attitude hiérarchique »
À l’heure d’une nouvelle crise majeure au Proche-Orient, la diplomate Sylvie Bermann et le politologue Bertrand Badie interrogent l’inadaptation des institutions de la gouvernance mondiale et les contradictions des puissances occidentales qui défendent une hégémonie de plus en plus contestée.
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Sylvie Bermann est diplomate, ancienne ambassadrice de France en Chine, au Royaume-Uni et en Russie. Autrice de Madame l’ambassadeur, une vie de diplomate, de Pékin à Moscou (Tallandier, 2022). Bertrand Badie est professeur émérite de science politique à Sciences Po Paris et spécialiste des relations internationales. Il vient de publier Pour une approche subjective des relations internationales, aux éditions Odile Jacob.
Dans les arènes internationales, les voix non occidentales peinent à se faire entendre. La gouvernance internationale est-elle un paravent qui cacherait une forme d’hégémonie occidentale ?
Sylvie Bermann : Je ne pense pas qu’il y ait encore d’hégémonie occidentale aujourd’hui. Le monde est en train d’évoluer, cette hégémonie a été contestée et il y a une véritable émergence de pays du Sud qu’on voit avec l’élargissement des Brics (initialement groupe de cinq pays – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud – se réunissant en sommets annuels, N.D.L.R). Le Conseil de sécurité (CS) des Nations unies, qui est censé incarner précisément la gouvernance mondiale, n’est absolument plus représentatif du monde d’aujourd’hui. L’élargissement à des grandes puissances des pays du Sud est difficile mais indispensable. En outre, la difficulté est que, dès qu’un pays membre permanent est impliqué, le CS déclare forfait, ce qui était le cas avec la guerre américaine en Irak, et c’est le cas sur le conflit israélo-palestinien, les Américains usant généralement de leur veto.
Bertrand Badie : C’est une affaire en trois temps. Le premier fut celui de la construction des institutions internationales qui nous gouvernent aujourd’hui et qui reflètent parfaitement le moment de leur naissance : 1945. Une époque où la puissance était triomphante et était même tenue pour vertueuse puisqu’elle avait abattu le monstre nazi. Le deuxième temps a été celui de la décolonisation. Tout s’est brouillé alors qu’on est progressivement passé de 51 membres fondateurs à 193 : très peu d’aménagements ont été cependant apportés aux institutions internationales, en particulier onusiennes. Troisième temps : avec la disparition de la bipolarité en 1989, l’alibi de l’équilibre ne tenait plus et on s’est aperçu soudain que la puissance, loin de pouvoir régler ou gérer les problèmes, était au contraire défaite systématiquement dans toutes ces guerres dites asymétriques. Dans ce contexte-là, on a assisté à un véritable entêtement conservateur, imputable non pas tant à l’Occident qu’à l’ensemble des vieilles puissances. C’est sûr que l’Occident a donné le la à travers ses rétractions, qui ont conduit notamment à l’apparition d’un « minilatéralisme », cette diplomatie de club dont le G7 est la plus parfaite expression, et qui a encore restreint effectivement la possibilité des autres de participer au jeu international. Au lieu de s’adapter à ce monde nouveau, l’Occident s’est enfermé dans une attitude hiérarchique, en se considérant comme le vrai producteur de la raison universelle.
Comment parvenir à réformer la gouvernance internationale de façon qu’elle corresponde au monde a-polaire qui s’est imposé ?
S.B. : Ce sujet est un peu un serpent de mer. Le groupe du G4, composé du Brésil, de l’Inde, du Japon et de l’Allemagne, a négocié pendant des années pour l’élargissement du CS tout en précisant qu’il devrait être élargi également à l’Afrique. Mais cela n’a pas abouti pour plusieurs raisons, dont l’opposition des puissances traditionnelles comme les États-Unis, la Chine et la Russie. En revanche, la France et le Royaume-Uni, puissances moyennes, y sont favorables. Elles ont proposé un aménagement du droit de veto – sa suppression en cas de crimes de masse –, mais ce n’est pas très réaliste. Sans veto, ce serait l’Assemblée générale et cela ne fonctionne pas. Mais on pourrait envisager un double veto. Des puissances comme la Chine et la Russie pourraient désormais y voir un intérêt car l’intégration de puissances du Sud permettrait de modifier l’équilibre au CS. Si on ne le fait pas, le CS sera de plus en plus discrédité. Une autre difficulté est le choix des pays par zone géographique.
B. B. : La réforme du CS m’a toujours semblé être le prototype de l’impasse diplomatique. Que vaut la notion d’équilibre dès lors que chacun des membres permanents du CS dispose du droit de veto ? Même si on est seul à porter une voix, cette voix peut bloquer totalement celles des autres quelle que soit leur puissance. Ainsi, le droit de veto représente une légalisation de la puissance comme de l’unilatéralisme : être puissant donne des droits différents de ceux des États moins puissants ou pas puissants du tout ; de même, être isolé confère à certains des droits propres. Cette légalisation de la puissance est un principe de droit très rare et dérogatoire, mais qui bloque tout. L’autre élément qui me rend pessimiste relève de la définition obsolète que le CS donne à la notion même de sécurité : il continue à s’appuyer sur une définition archaïque qui n’inclut que la sécurité politico-militaire et refuse d’intégrer ce que l’on appelle la sécurité globale, définie par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) comme une sécurité humaine. La deuxième raison de péremption tient à la vision classique de la guerre propre au CS, qui ne peut ni ne veut intégrer les formes nouvelles de conflictualité correspondant à une grammaire inédite à laquelle il n’est pas adapté. Prenez les conflits au Sahel, au Congo ou en Haïti : ce sont des formes de conflictualité intra-étatique, d’extraction sociale plus que politique et militaire, et face à eux le CS est paralysé car il ne sait pas s’adresser aux nouveaux acteurs de ces guerres ni aux nouveaux facteurs, de nature essentiellement socio-économique, qui viennent les irriguer.
Quelle est la place de la France dans cette gouvernance mondiale ? Quelle est la portée de sa voix ? Les réformes engagées sous la mandature d’Emmanuel Macron ont-elles eu un impact sur la diplomatie française ?
S.B. : Si vous supprimez le corps des diplomates ou des ministres plénipotentiaires, je ne vois pas en quoi cela renforce la France. Les états généraux de la diplomatie ont un peu rectifié la situation avec l’augmentation du personnel et des moyens diplomatiques, qui avaient été réduits d’année en année. En revanche, la France a toujours eu un rôle particulier : nous avons une capacité à prendre en considération les positions de l’autre, pour aboutir à un compromis. Nous avons un rôle de pourvoyeur d’idées et d’initiatives dans les différentes enceintes.
B. B. : Les puissances, y compris les superpuissances, n’ont plus la capacité d’agir aussi efficacement sur le système international. Depuis 1945, elles n’ont cessé d’être battues partout : il y a un écroulement du principe même de puissance. Ainsi, la France est dans l’overachievement (« suraccomplissement ») : elle survalorise sa propre capacité à peser. Parce que ses initiatives sont dès lors inadaptées à cette situation nouvelle, elles aggravent les problèmes plus qu’elles ne les résolvent. Un autre mot fétiche est important : le « rang ». La France devrait « tenir son rang ». Mais le rang avait un sens à l’époque de Louis XIV. Aujourd’hui, on est dans la mondialisation, où l’horizontalité, l’interdépendance et la confiance mutuelle comptent plus que le rang. Au nom de celui-ci, dire par exemple qu’on va reconstituer contre le Hamas une coalition équivalente à celle qui avait maîtrisé Daech constitue un manque de lucidité terrible par rapport à la réalité sur le terrain et la réalité internationale, où l’on voit bien que les logiques d’interdépendance, de ressentiment, de perceptions et souvent d’ailleurs de perceptions déformées, font davantage la loi que ce projet bâclé à la hâte avec l’unique objectif de montrer son « rang ».
La France survalorise sa propre capacité à peser.
B.B.
Trouvez-vous que, sur le conflit israélo-palestinien, la France a fait preuve de cette capacité à dialoguer avec les différentes parties ?
S.B. : La visite du président de la République est intéressante. Il est vrai qu’il y a des interrogations sur cette idée de coalition internationale. Mais autrement, le président a fait valoir une position équilibrée de soutien à Israël, qui était menacée dans son existence avec cette attaque odieuse du Hamas, sans négliger le rappel du droit humanitaire international, le refus d’une punition collective de la population à Gaza, et l’insistance sur la nécessité d’avoir une solution politique à terme en appelant à la création d’un État palestinien. En tout cas, il a été reçu dans les capitales, même s’il y a eu des manifestations dans un grand nombre de pays arabes ou musulmans devant les ambassades de France, qui ont le sentiment que la France défend une solidarité inconditionnelle avec Israël. Cela ne correspond pas à la réalité, car je pense qu’il y a un véritable équilibre dans la position française.
B. B. : Cette visite a été cosmétique. Si Emmanuel Macron a été davantage reçu que Joe Biden par les responsables arabes, c’est que ceux-ci savaient que recevoir un président français engageait moins que recevoir le président américain. Cette visite reposait sur un trépied, défini par le président lui-même : l’humanitaire, la coalition contre le Hamas, et la solution à deux États. Le second élément était totalement irréalisable et même dangereux, comme ferment possible de radicalisation supplémentaire dans une région qui n’en a pas besoin, et le troisième était en l’état purement déclaratoire : après vingt-cinq ans de silence et d’indifférence par rapport à un drame aussi vif, il est étrange de ressortir les anciennes formules alors qu’on n’a préalablement pris aucune initiative concrète en ce sens, du temps où la solution à deux États paraissait encore possible. Cette responsabilité n’est pas seulement celle de la France et des Occidentaux, mais de l’ensemble de la communauté internationale, et j’inclus notamment les gouvernements arabes. C’est toujours le même problème : on ignore ou sous-estime le poids des sociétés, méprisées et marginalisées pendant un quart de siècle.
S.B. : Soit on considère que plus personne n’a de légitimité à évoquer la question de l’État palestinien, parce que tout le monde a été indifférent pendant des années, la France comme les autres, soit c’est un rappel qu’on ne peut pas l’ignorer et qu’il faut trouver des solutions. Une solution à deux États est très difficile à cause de la colonisation en Cisjordanie, mais la solution à un État n’est absolument pas envisageable. Pour Israël, c’est un État à caractère juif, et de toute façon, il y aurait une telle hostilité de la population arabe en Israël que ce serait un ennemi intérieur au lieu d’être un ennemi extérieur. Il est donc difficile d’imaginer une autre solution que celle d’un État palestinien.
Jusqu’où doit aller la diplomatie dans l’intégration des acteurs, notamment dans le conflit israélo-palestinien ? Est-ce que le Hamas a vocation à devenir un acteur, un interlocuteur de ces négociations ?
S.B. : Le Hamas est un groupe terroriste, très clairement, donc il n’y a pas de négociations avec un groupe terroriste.
B. B. : On a quand même négocié avec le FLN algérien décrété groupe terroriste, et à Doha, les États-Unis ont négocié avec les talibans.
S.B. : Avec un résultat que l’on connaît… Avec les talibans, quand on voit ce qui se passe aujourd’hui en Afghanistan, qui est la pire des situations, on a eu des illusions. Donc, est-ce qu’il fallait négocier avec eux ? Je m’interroge. Le FLN était un mouvement de résistance. C’est vrai qu’il a employé des méthodes terroristes, mais il y a eu une brutalité du côté français également. En revanche, le Hamas a organisé un pogrom : c’est un acte génocidaire. Il a d’ailleurs dans sa charte la disparition de l’État d’Israël. Donc je ne crois pas qu’on puisse discuter avec ce groupe.
B. B. : Le principe de dire qu’on ne négocie pas avec les terroristes n’a jamais été respecté dans l’histoire. Tout le monde s’accorde à considérer que le Hamas a fait usage de méthodes terroristes atroces et il est d’autant plus difficile d’ouvrir des négociations avec lui. Cela étant dit sans la moindre ambiguïté, il faut constater que bien des États usent aussi et de plus en plus de méthodes terroristes… On finit toujours par négocier, même avec celui qu’on exècre. Maintenant, est-ce la principale clé de la solution au Proche-Orient ? Évidemment non.
La gouvernance internationale telle qu’elle existe est-elle pertinente pour traiter les questions climatiques ?
S.B. : Vous avez les COP, certaines ont réussi comme celle de Paris, d’autres moins. La difficulté est moins l’enceinte que les attitudes qui peuvent être égoïstes de tel ou tel État, avec une fragmentation entre le Sud et le Nord. Le Sud demande que l’on finance le fonds vert, mais en réalité, on a du mal à l’alimenter malgré les promesses.
Difficile d’imaginer une autre solution que celle d’un État palestinien.
S.B.
B. B. : Je crois que nous sommes vraiment très mal partis parce qu’on continue à ignorer l’idée même de sécurité globale, incluant notamment le climat, la santé et l’alimentation. On reste dans l’idée que la sécurité ne se pense qu’en termes d’intérêt national et non d’intérêt global. Mais il y a pire : on ne sait pas faire de négociations globales. Parce que notre vieille tradition diplomatique repose uniquement sur la méthode transactionnelle. Or traiter des problèmes globaux avec cette méthode est absurde et c’est la raison pour laquelle toutes les COP se sont révélées catastrophiques. Elles tentent de résoudre les questions climatiques par la transaction entre États là où il faudrait partir de la prise en compte de la totalité de la menace. Mais cela reste malheureusement hors de toute grammaire internationale consensuellement admise. C’est cela le paradoxe : les États n’ont pas eu assez peur pour changer, il n’y a pas eu assez de millions de morts ! Ou alors il faudrait savoir jouer de l’appât du gain, plaider qu’en abandonnant une part de sa souveraineté, on gagne en fait quelque chose. Mais cela, la culture souverainiste est telle qu’on n’arrive pas à l’imaginer.
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