Victimes des pesticides : la reconnaissance au cœur de la bataille

Jacques Fortin a contracté la maladie de Parkinson après avoir épandu des pesticides pendant trente ans comme agent agricole. Il vient d’obtenir la reconnaissance de maladie professionnelle. Le récit de son parcours éclaire le scandale sanitaire imposé aux victimes.

Vanina Delmas  • 8 novembre 2023 abonné·es
Victimes des pesticides : la reconnaissance au cœur de la bataille
Combinaison de photos de 2019 montrant Chantal, 70 ans, Typhaine, 23 ans, Arlette, 79 ans, Antoine, 31 ans, Lise, 36 ans, Alex, 67 ans, Fabien, 34 ans, Ondine, 26 ans, Violette, 33 ans, Marie-Christine, 49 ans, Jean-François, 76 ans, Philippe, 50 ans, Nicole, 79 ans, Eve-Anne, 41 ans, Pierrot, 71 ans, Joris, 23 ans, Julien, 33 ans, Pascal, 58 ans, Martin, 26 ans et Flora, 30 ans, posant avec une pancarte indiquant le taux (microgrammes/L) de glyphosate dans leurs urines avant de porter plainte pour "mise en danger de la vie d'autrui" au palais de justice de Toulouse, le 13 février 2019.
© ERIC CABANIS / AFP

Depuis la table de la salle à manger, Jacques et Michèle Fortin ont une belle vue sur leur champ verdoyant, entouré de haies foisonnantes. Parfois, leur cheval fait une irruption furtive dans ce décor typique du pays d’Auge. « Dès que je le pouvais, je m’occupais de mes hectares et je faisais le foin à l’ancienne, à la main », se souvient Jacques Fortin. Impensable pour lui d’entretenir ses terres à coups de pulvérisations de pesticides. Et pourtant il en a côtoyé, manipulé, respiré des milliers de litres. En 1968, Jacques Fortin est embauché comme agent agricole de l’Institut national de recherche agronomique (1) sur le domaine d’expérimentation dédié à la génétique et l’alimentation des bovins.

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L’Inra est devenu l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement en 2020, lors de sa fusion avec l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture.

À l’époque, le site s’étend sur 320 hectares et compte mille bêtes sur la commune du Pin-au-Haras. Jacques est chargé de préparer « la bouillie phytosanitaire » et de l’épandre. « On traitait les céréales, les champs, les animaux, les étables sans aucune protection : pas de gants, pas de masques, pas de combinaison. Le tracteur n’avait même pas de cabine fermée », se souvient-il. Une routine à base de lindane – un insecticide finalement interdit en 1998 – et d’autres produits qu’il répète pendant trente ans, sans se poser de question sur ces bidons qui étaient surtout des numéros et des dosages, ni sur cette « odeur qui piquait un peu» car «c’est ce qui se pratiquait à l’époque ». Jusqu’à ce qu’il tombe malade, soudainement.

« On traitait les céréales, les champs, les animaux, les étables sans aucune protection : pas de gants, pas de masques, pas de combinaison. Le tracteur n’avait même pas de cabine fermée » raconte Jacques Fortin, ici avec son épouse Michèle. (Photo : Vanina Delmas.)

En décembre 1999, son médecin généraliste puis un neurologue lui diagnostiquent la maladie de Parkinson, à 52 ans. Une claque. « Il n’acceptait pas, il était comme un lion en cage », confie Michèle Fortin, qui se demande encore comment elle n’a pas fait le lien avec le métier de son mari plus tôt alors qu’ils étaient écolos, qu’ils mangeaient bio. Pendant « trois années d’enfer », la famille affronte les impacts psychologiques et financiers de cette maladie, au moment crucial où leurs filles doivent commencer de longues études. Puis, le couple décide d’affronter, de s’informer, de comprendre. Ils rejoignent le Groupement des parkinsoniens de l’Orne, dont Jacques est devenu président depuis, mais personne n’évoque de liens possibles avec la manipulation de pesticides.

Personne ne nous informe de nos droits. L’Inra ne nous a jamais contactés.

Michèle Fortin

C’est Michèle qui découvre cette information au gré de ses nombreuses lectures « mais au moins dix ans plus tard ! ». Elle lit aussi que la maladie de Parkinson est inscrite dans le tableau des maladies professionnelles depuis 2012 et que son mari pourrait demander cette reconnaissance. « Même en étant politisée, investie dans une association, j’ignorais tout cela. Je me suis mis un interdit car Jacques étant à la retraite, je pensais qu’il n’avait pas le droit. Personne ne nous informe de nos droits. L’Inra ne nous a jamais contactés », clame-t-elle. Elle sollicite alors le Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest pour engager la démarche.

Parcours du combattant

« Des dizaines de milliers de personnes ont droit à cette reconnaissance en France. Or, il n’y en a que quelques centaines qui font la démarche, d’abord par manque d’information : la Mutualité sociale agricole (MSA) n’informe pas ses affiliés de leurs droits, ne fait jamais de rapprochements entre tel métier et telle maladie, dénonce Michel Besnard, président du collectif. Notre argument est clair : plus ces démarches sont nombreuses, plus on atteste officiellement que les pesticides rendent malade et tuent ! » En huit ans d’existence, le collectif a accompagné 165 personnes et 113 ont été reconnues en maladie professionnelle.

Pour certaines, c’est un véritable parcours du combattant. Comme pour cet exploitant agricole qui a cultivé des fraises et des tomates sous serre pendant trente-neuf ans. Son cancer de la prostate a été reconnu maladie professionnelle mais pas son cancer du rein. Il conteste au tribunal, un délibéré est attendu en décembre. Comme pour cette agricultrice en Côtes-d’Armor pendant vingt ans, atteinte de Parkinson. Se sentant trop faible, elle arrête son activité agricole. Puis le diagnostic tombe, elle fait le lien avec les pesticides qu’elle utilisait mais, étant passée sous le régime général de la Sécurité sociale, sa maladie n’entre pas dans les cases de la maladie professionnelle. Elle bataille aujourd’hui pour que sa demande soit traitée sous le régime agricole.

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La majorité des personnes engageant ces démarches sont des agriculteurs, mais d’autres professionnels sont exposés, tels les salariés des coopératives, les techniciens des semences, les paysagistes, les employés d’espaces verts. « Les pesticides sont omniprésents et concernent tous les régimes sociaux : agricole et général, mais aussi la fonction publique pour les agents communaux et les régimes spéciaux pour les agents SNCF qui entretiennent les rails. Il y a encore les dockers qui réceptionnent les produits, les salariés dans les métiers du bois ou du monde de la fleur », complète Claire Bourasseau, responsable du service « victimes » de l’association Phyto-victimes. Depuis 2011, l’association a accompagné 719 victimes des pesticides sur le territoire métropolitain. Rien qu’en 2022 elle a répondu à 100 nouvelles demandes et a suivi 277 dossiers.

Certains sont dans le déni, éprouvent de la culpabilité, ne veulent pas gagner des sous sur le dos de la maladie.

Michel Besnard

« Engager une telle démarche n’est pas simple. Certains sont dans le déni, éprouvent de la culpabilité, d’autres ne veulent pas faire dépenser des sous à la MSA, ou gagner des sous sur le dos de la maladie. Puis quand ils se lancent, ils ne savent pas par où commencer, reçoivent des courriers administratifs qu’ils ne comprennent pas toujours. Quand ils reçoivent des refus, ils sont paumés, et sans être accompagnés, ils ne contestent pas », décrit Michel Besnard. Trois motifs de contestation sont récurrents : le refus pur et simple de la reconnaissance, un taux d’incapacité permanente partielle (IPP) trop faible, et une « date de consolidation » de la maladie trop récente.

Ces deux derniers points sont fixés par le médecin traitant puis un médecin-conseil de l’assurance-maladie, et permettent de déterminer le montant et la date de versement de la rente. En cas de complications, c’est le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides qui tranche. Celui-ci a été créé par l’article 70 de la loi de financement de la Sécurité sociale en 2020 pour harmoniser les démarches et l’indemnisation. Une avancée importante qui a tout de même mis des années à voir le jour, et qui doit encore évoluer pour atteindre véritablement un traitement égalitaire.

Précieuses études

Les expertises scientifiques sur les liens entre santé et pesticides commencent à s’accumuler, en particulier en France. En 2013, l’Inserm compile les données de la littérature scientifique internationale publiées sur le sujet au cours des trente dernières années, et note qu’« il semble exister une association positive entre exposition professionnelle à des pesticides et certaines pathologies chez l’adulte : la maladie de Parkinson, le cancer de la prostate et certains cancers hématopoïétiques. Par ailleurs, les expositions aux pesticides intervenant au cours de la période prénatale et périnatale ainsi que la petite enfance semblent être particulièrement à risque pour le développement de l’enfant. »

Cette étude très précieuse mise à jour en 2021 (2) fait passer d’une présomption « moyenne » à « forte » les liens entre l’exposition professionnelle aux pesticides et les maladies citées précédemment, et évoque une présomption « moyenne » pour la maladie d’Alzheimer, les troubles anxiodépressifs, d’autres cancers (leucémies, système nerveux central, vessie, rein, etc.), et certaines maladies respiratoires. D’autre part, la France mène depuis 2005 une étude sur plus de 180 000 personnes affiliées à la MSA, dans onze départements métropolitains.

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L’étude et sa mise à jour sont consultables ici.

Coordonnée par Pierre Lebailly (Centre François-Baclesse, à Caen) avec la collaboration d’Isabelle Baldi (université de Bordeaux), la cohorte Agrican vise à étudier la mortalité et l’incidence des cancers en population agricole. Dans son bulletin de 2020, elle met en exergue que les agriculteurs présentent un peu moins de cancers que la population générale, mais développent plus fréquemment six cancers dont les mélanomes de la peau, les myélomes multiples, le cancer de la prostate ou encore le cancer des lèvres. Par ailleurs, « les scientifiques s’accordent sur une augmentation du risque de maladie de Parkinson chez les personnes exposées aux pesticides, entre 50 % et 100 % ».

Pesticides
Le site de recherches de l’Inra à Clermont-Ferrand, en 2015. En 1968, Jacques Fortin a été embauché comme agent agricole de l’institut. Pendant trente ans, il côtoyé, manipulé, respiré des milliers de litres de pesticides. (Photo : THIERRY ZOCCOLAN / AFP.)

Des études épidémiologiques précieuses permettent d’établir des tableaux de maladies professionnelles. « Cela simplifie la procédure car il y a une présomption d’imputabilité, donc pas besoin d’avoir la preuve ultime de lien entre la maladie et les pesticides », explique Claire Bourasseau, qui participe à la commission des tableaux du régime agricole. « On travaille sur les tableaux en fonction de nos observations sur le terrain, et des dossiers qu’on suit. Puis on les propose au ministre, qui décide de les signer ou pas. Cela peut prendre beaucoup de temps : le tableau pour le lymphome était prêt depuis 2013, mais n’a été signé que deux ans plus tard », ajoute-t-elle.

Aujourd’hui, six maladies sont inscrites dans les tableaux : les hémopathies provoquées par le benzène et tous les produits qui en renferment, Parkinson, les lymphomes non hodgkiniens, le myélome multiple, la leucémie lymphoïde chronique et le cancer de la prostate depuis 2021. Mais, pour les associations, il est indispensable d’avoir un temps d’avance et de ne pas se contenter des maladies officiellement reconnues. Ainsi, leur ténacité a permis de faire reconnaître cinq cas de tumeurs cérébrales comme maladies professionnelles liées aux pesticides sans qu’elles ne soient inscrites dans un tableau.

Le combat, mais jusqu’où ?

Jacques Fortin a obtenu la reconnaissance en maladie professionnelle en octobre dernier. Une démarche sans difficulté majeure en raison des preuves et des évidences scientifiques, mais qui a tout de même demandé une année de mobilisation. « Heureusement, on avait gardé tous les documents et les médecins ont facilement accepté de remplir les certificats médicaux », précise Michèle, en ouvrant l’épais classeur rouge recensant toutes ces pièces. La plus précieuse reste la longue lettre écrite par Me François Lafforgue, qui reprend tous les éléments clés de la vie de Jacques, de son métier, de son exposition aux produits toxiques. « Cette lettre a fait beaucoup de bien », glisse le Normand, avec pudeur.

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Mais jusqu’où mener le combat ? « La reconnaissance de la maladie professionnelle est vraiment le cœur de la bataille. Certains continuent afin d’obtenir une indemnisation à la hauteur, mais cette rente n’est en rien une réparation car elle n’indemnise ni les souffrances ni le préjudice moral », relativise Me Hermine Baron (3). Michèle et Jacques ne sont pas encore décidés. Pour le moment, ils attendent de recevoir le taux d’IPP et la date de consolidation de la maladie, qui déterminent la rente financière. Michèle pense que la reconnaissance est déjà un grand pas et sert la cause de toutes les victimes de pesticides. Jacques serait tenté d’aller plus loin. Son âme combative d’ancien délégué syndical n’est pas près de vaciller.

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Me Lafforgue et Me Baron font partie du cabinet d’avocats Teissonniere Topaloff Lafforgue Andreu Associés, spécialisé dans le domaine de l’indemnisation des victimes de catastrophes industrielles, sanitaires et environnementales.

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