47 millions de contrôles d’identité par an, pas évalués et peu encadrés
Le rapport de la Cour des comptes pointe une pratique « massive » qui pose de nombreux problèmes. Il formule huit recommandations et étrille notamment la police nationale pour sa pratique du tutoiement et de la palpation de sécurité.
Dans un rapport rendu ce mercredi 6 décembre, la Cour des comptes évalue à 47 millions le nombre de contrôles d’identité effectués en France en 2021, soit une moyenne de neuf contrôles par patrouille et par jour. Un phénomène « massif » établi notamment en comptabilisant le nombre de consultations du Fichier des personnes recherchées (FPR) (1). Or, cette méthode pourrait invisibiliser une partie des contrôles sur la voie publique dès lors que les policiers ne consultent pas ce fichier. Pour Christian Charpy, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes qui a effectué l’enquête, « tout contrôle d’identité donne normalement lieu à consultation du FPR, pour nous, il n’existe pas de chiffre noir ». Pourtant, dans le rapport, en tout petit sous les graphiques des données, il est bien inscrit : « Ces consultations ne sont pas systématiques »…
Pour déterminer les éléments quantitatifs du rapport, la Cour des comptes s’est basée sur l’analyse de plusieurs systèmes d’information des services de sécurité : le système « Pulsar » pour la Gendarmerie, la « main courante informatisée » en police, et les historiques de consultation du fichiers des personnes recherchées et du système de permis de conduire.
Mais l’évaluation du nombre globale de ces contrôles fait consensus auprès des institutions. Cependant, il est impossible d’en savoir plus sur les mécaniques qui les sous-tendent et sur leur utilité concrète. « Les forces de sécurité ne se sont pas donné les moyens de recenser de manière exhaustive les contrôles réalisés, ni d’en comprendre les motifs et d’analyser les résultats », regrette la Cour. Cette absence de réflexion est jugée « surprenante » par Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes à l’occasion d’une conférence de presse ce 6 décembre, compte tenu de la « sensibilité de ces contrôles » et de son impact sur le rapport police-population qui n’est pas non plus évalué par les autorités.
Impossible de répondre sur la question du contrôle au faciès.
P. Moscovici
En l’état actuel, il est donc « impossible de répondre sur la question du contrôle au faciès », poursuit-il, figurant pourtant parmi les demandes prioritaires de la Défenseure des droits, à l’origine de la saisine de la Cour sur les contrôles d’identité. Il est aussi impossible de connaître le détail de ces contrôles par territoire ou encore de savoir si une répétition de contrôles sur les mêmes individus est pratiquée, comme le dénoncent de nombreux habitants de quartiers populaires allant jusqu’à parler de « harcèlement policier ».
La Cour a cependant étudié les voies de recours les visant. Résultats : ils sont trop peu utilisés. Elle cite notamment la « mission Vigouroux » – mission de réflexion sur la lutte contre les discriminations dans l’action des forces de sécurité – qui relevait en novembre 2022 que 7 % des plus de 14 ans s’estimaient victimes de contrôles discriminatoires. Or, la même année, seuls 222 signalements ont été recensés, dont 218 contre la police nationale avec une surreprésentation de la préfecture de police de Paris (42 %). Mais ces affaires sont principalement traitées en interne par les directions d’emploi. Les inspections générales (police nationale ou gendarmerie) ne sont pas informées du suivi et ne peuvent donc pas produire d’analyse globale.
La police nationale, mauvaise élève
La Cour évalue à 20 millions le nombre de personnes contrôlées par la gendarmerie en 2021, dont 8,3 lors d’un contrôle routier et à 27 millions par la police nationale, dont 6,6 lors de contrôles routiers. D’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, la répartition de la population française entre les deux zones – police et gendarmerie – sont équivalentes. Résultat : la police nationale effectue plus de contrôles d’identité par habitant que la gendarmerie.
La police nationale effectue plus de contrôles d’identité par habitant que la gendarmerie.
Un fossé probablement sous-estimé, glisse la Cour dans son rapport, qui s’explique notamment par une différence d’approche entre les deux forces de sécurité. « La gendarmerie indique qu’elle recherche avant tout à renforcer ses liens avec la population par une proximité accrue en recourant le moins possible au contrôle d’identité. » Alors que la police nationale, « présente une vision du contrôle d’identité visant à affirmer sa présence active sur la voie publique ». Une pratique, deux visions différentes.
La police nationale se voit aussi reprocher deux dérives : le tutoiement et le détournement de l’utilisation de la palpation de sécurité. « Le tutoiement est largement utilisé alors qu’il est interdit », a rappelé Pierre Moscovici, visant clairement « la police nationale qui respecte peu cette interdiction », contrairement à la gendarmerie. L’utilisation de la palpation de sécurité a aussi une tendance à se « généraliser à des fins de recherches d’infractions » ce qui constitue « un écart notable par rapport au cadre législatif », note la Cour, qui rappelle que la loi prévoit ces palpations dans le seul objectif de mettre en sécurité « l’agent, de la personne contrôlée et de leur environnement ».
Mécanique d’habituation
Les contrôlés d’identité sont mal encadrés. Pierre Moscovici évoque même un inversement du contrôle hiérarchique puisque « ne remontent que les informations que les policiers estiment importantes » rendant ainsi les « dérives indétectables par la hiérarchie ». Les raisons structurelles sont à chercher du côté du manque d’encadrement intermédiaire, particulièrement en région parisienne où une baisse de 40 % des effectifs d’officiers a été constatée entre 2010 et 2018 (contre 26 % dans le reste du territoire).
L’examen de la légitimité des demandes de réquisition apparaît superficiel.
Mais cette lacune est aussi à chercher du côté des procureurs de la République, qui permettent aux policiers de pratiquer de manière systématique des contrôles sur des territoires donnés, grâce à des réquisitions. Celles-ci sont souvent données à la demande de la police sans réel contrôle du procureur, ni avant, ni après. « L’examen de la légitimité des demandes de réquisition apparaît superficiel, en raison notamment du faible temps dont disposent les procureurs pour étudier leurs motivation », peut-on lire dans le rapport. Ainsi, les procureurs valident systématiquement les demandes policières sauf celles qui apparaissent vraiment inhabituelles. Une mécanique d’habituation s’est donc mise en place avec des demandes de réquisitions fondées « dans de nombreux cas sur une description générale de la délinquance récemment constatées dans la zone visée plutôt que sur une motivation spécifique du risque pressenti pour la sécurité publique ».
Résultat : une multiplication de contrôles dans des zones géographiques prédéterminées qui pourrait faire écho à la problématique déjà citée du sentiment de « harcèlement policier », parfois dénoncé par des habitants de certains quartiers populaires. « La Cour a pu relever des zones couvertes par des réquisitions suivant un rythme hebdomadaire orientant l’organisation des patrouilles en fonction du jour de validité de la réquisition », peut-on lire dans le rapport. Une dérive d’autant plus facilitée que les procureurs contrôlent peu et mal les effets de ces réquisitions. La Cour recommande donc aux parquets « d’enregistrer les réquisitions et les comptes-rendus de leurs mises en œuvre afin de permettre un suivi consolidé ».
Le rapport met en lumière des lacunes importantes dans la formation en matière de contrôle d’identité.
Enfin, le rapport met en lumière des lacunes importantes dans la formation en matière de contrôle d’identité, notamment lors de la formation continue. Côté police, elle note que seuls 300 policiers participent chaque année à des modules sur cette thématique. « Un si faible nombre ne permet pas de réduire le risque de dérives locales ou individuelles des pratiques », peut-on lire dans le rapport. Côté gendarmerie, le rappel du cadre d’exercice du contrôle d’identité ne se fait qu’à l’occasion de certains passages de grade.
Doctrine d’emploi et déroulé standard
Forte de tous ces constats, la Cour fait plusieurs recommandations au ministère de l’Intérieur, dont notamment la formalisation d’une doctrine d’emploi des contrôles d’identité et de leurs finalités, mais aussi d’assurer un recensement exhaustif de ces contrôles sans pour autant remettre sur la table la question du récépissé, un temps évoqué comme potentiel moyen de suivi, mais aussi de contestation. « Nous n’avons pas écarté le récépissé, se défend Pierre Moscovici. Ça n’était pas dans le spectre du rapport. »
Elle recommande aussi de renforcer la formation des policiers et des gendarmes et de décrire, dans les guides pratiques à destination des services de sécurité, le « déroulé standard d’un contrôle d’identité et des actes connexes qui peuvent ou doivent être mis en œuvre ». Elle recommande aussi d’organiser des « séances de retour d’expérience » notamment par le biais d’enregistrements issus des caméras piéton, que la Cour recommande d’expérimenter une nouvelle fois.
Dans sa réponse écrite à la Cour, le ministère de l’Intérieur dit « partager les constats et objectifs ». Il évoque la possibilité d’intégrer dans les terminaux Néo – tablettes professionnelles – une case à cocher en cas de consultation de fichier lors d’un contrôle d’identité. Mais son souci principal, rappelle-t-il, est que cette tâche « n’obère pas la fluidité des opérations de contrôles réalisées par les policiers et les gendarmes ».
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