Avis de tempête chez Forum réfugiés
La quasi-totalité des salariés de deux services de l’association ont cessé le travail. En cause : une grave détérioration de leurs conditions de travail, et un « acharnement » de la direction. L’inspection du travail est saisie de l’affaire.
« Un service qui s’effondre totalement repêché par la direction, je l’avais déjà vu. Mais un service qui s’effondre, et la direction qui lui appuie sur la tête, ça, c’est la première fois. » Mikis Charalambos, délégué syndical CGT au sein de l’association Forum réfugiés (1) est encore abasourdi par l’enchaînement des événements. En l’espace de trois mois, la quasi-totalité des effectifs de deux équipes ont cessé le travail. Celle du Centre provisoire d’hébergement (CPH) – qui opère sur les hauteurs de Vaulx-en-Velin et à Lyon 8e -, et celle du Centre d’accueil pour les demandeurs d’asile (Cada), qui partage ses bâtiments avec le CPH du Vaulx-en-Velin.
Forum réfugiés est une association dont la principale mission est l’hébergement et l’accompagnement juridique et social des personnes exilées, en particulier des demandeurs d’asile et des réfugiés. Celle-ci répond surtout à des appels d’offres, de l’État, qui est son principal financeur.
Sur la petite vingtaine de personnes en poste en juin 2023, quand tout a commencé, il n’en resterait que deux, peut-être trois, estime le délégué syndical. Des départs qui peinent, par ailleurs, à être remplacés. Cette crise interne n’est pas une première à Forum réfugiés, connue pour vivre d’importants turnovers, et déjà épinglés pour des faits de harcèlement moral et de management brutal.
Des salariés en souffrance
En juin dernier, onze salariés du CPH écrivent une lettre à la direction des ressources humaines pour alerter sur la dégradation de leurs conditions de travail et sur les difficultés persistantes avec leur cheffe de service : décisions prises sans concertations, injonctions contradictoires et problèmes de communication. Dans le courrier, l’équipe dit constater « des risques psychosociaux » (épuisement, troubles du sommeil, anxiété…) qui impactent leur travail et leur santé. Ce qu’ils sollicitent, c’est la mise en place d’une médiation, pour « améliorer l’organisation du service » et « retrouver des conditions de travail et de communication saine et constructive avec notre cheffe de service » car « nous mesurons que cette situation peut aussi être difficile à vivre pour [elle] ».
Très vite, le directeur des ressources humaines (DRH) intervient. Il convoque d’abord la cheffe de service à un entretien individuel pour lui demander de s’expliquer sur les faits évoqués dans le courrier. Quelques jours plus tard, elle se déclare en arrêt maladie, suivie de près par la responsable adjointe – qui n’était pas mentionnée dans la lettre. Puis, vient le tour de l’équipe. Ces entretiens sont décrits par les salariés comme « intimidants », « violents » et « culpabilisants ».
Ils m’ont dit que s’il devait arriver quelque chose à notre responsable, en arrêt maladie, nous pourrions aller au pénal.
La direction leur aurait notamment reproché des propos « calomnieux » sur lesquels ils sont sommés de s’expliquer : « Ils m’ont dit, comme à quelques autres collègues, que ce nous avions écrit était très grave, et que s’il devait arriver quelque chose à notre responsable, qui était en arrêt maladie, nous pourrions aller au pénal », raconte Bruno*, un membre de l’équipe. Nous voulions arranger les choses parce que sur le terrain, ça ne se passait pas très bien. Mais on en est tous sortis très mal. »
Le prénom a été modifié.
Le 20 juin, plusieurs élus du CSE de l’association alertent d’ailleurs la direction à ce propos, s’inquiétant de voir revenir des salariés « dans des états de stress variés ». Pour Mikis Charalambos, le délégué syndical, avoir fait lire la lettre à la responsable « sans précaution pour elle » a été « la première erreur de la direction ». Il estime qu’en rompant la confidentialité du courrier, elle s’est « dédouanée de sa responsabilité » ; puisque c’est à l’employeur qu’il revient de protéger la santé de ses salariés, et de prévenir les risques psychosociaux auxquels ils sont exposés.
Interrogé sur la méthode de conduite de ces entretiens, le directeur général adjoint de Forum réfugiés, Sylvestre Wozniak, assure que la procédure habituelle a été suivie : une « enquête censée établir des faits » en vue « d’une possible sanction ». Et si la direction conclut « qu’il n’y a pas eu de faute » elle promet « un accompagnement des cheffes de services à leurs retours ». Mais Jeanne, une ancienne salariée le rappelle, « nous n’avons jamais demandé à ce que des sanctions soient prises contre notre responsable, nous voulions une médiation collective, comme ça existe dans d’autres structures. »
De la violence à la violence
Pour l’équipe, ces entretiens sont un choc. Les arrêts maladie se multiplient, et certains démissionnent. À ces absences imprévues s’ajoutent les congés d’été. Le service se retrouve très vite en sous-effectif. Sur le site du Vaulx-en-Velin, l’un des chargés d’accompagnement du CPH se retrouve quasi seul en poste et assure, non sans difficulté, la continuité du service. Ses collègues du CPH et du Cada – les deux équipes s’entraident régulièrement pour remédier aux sous-effectifs – constatent la dégradation de l’état de santé de leur collègue et assurent en avoir informé la direction. Selon eux, il vivait mal la surcharge de travail et n’avait plus l’impression « d’être en train de faire du social ». Aussi, il « ressassait beaucoup » l’entretien individuel qu’il avait « trouvé très dur ».
À la mi-août, le travailleur social décède brutalement d’une rupture d’anévrisme. La cause de la mort ne sera connue que plus tard mais lorsque les salariés l’apprennent, dans la matinée du 21 août, certains admettent avoir redouté un suicide. Ils se souviennent avoir été « dévastés » par la nouvelle et avoir fermé leurs bureaux « pour rester ensemble ». L’après-midi, la direction – représentée par le directeur général adjoint et le directeur des ressources humaines – se présente sur le site pour communiquer les informations autorisées par la famille. D’après les témoignages, aucune condoléance n’a été présentée, le prénom de leur collègue est écorché plusieurs fois et les propos, comme l’attitude, des deux cadres sont jugés « déplacés ».
Des salariés évoquent des cadres ‘provocateurs’ et ‘agressifs’, qui maintenaient une tension permanente.
Mais c’est surtout la présence du DRH, qui avait mené les entretiens individuels, que les équipes remettent en question. Un premier salarié demande son départ de la réunion, mais la quitte finalement lui-même, face au refus et à l’agacement de la direction. « Partout, il y avait des collègues en pleurs, et en colère », se souvient Jeanne. Alors, lorsque certains salariés rappellent les alertes répétées concernant les conditions de travail, les sous-effectifs, et la dégradation de l’état de santé de leur collègue, la rencontre, déjà tendue, dégénère.
« J’ai l’impression qu’ils sont venus sur le site sans avoir prévu qu’ils allaient faire face à des équipes en souffrance, souffle Julie, une ancienne travailleuse sociale du Cada. À Politis, le directeur général adjoint explique en effet ne pas l’avoir anticipé, considérant que la majorité des personnes présentes étaient salariées du Cada, et non du CPH, et donc « qu’il n’y avait pas de passif avec elles ». Et s’il dit comprendre « l’émotion », elle ne peut justifier, selon lui, « le fait de mal accueillir, d’aller jusqu’à insulter, et de faire un lien entre son décès et la direction. »
Un recours au disciplinaire qui interroge
Dès le lendemain, les premières procédures disciplinaires tombent ; elles visent toutes les personnes qui ont pris la parole à l’occasion de cette rencontre marquée par le deuil. Selon un décompte des salariés, au moins quatre personnes ont été mises à pied (avec suspension de salaire), dont deux en vue d’une procédure de licenciement. Cinq personnes déclarent aussi un accident du travail pour « choc psychologique » suite aux propos tenus par la direction. Des arrêts de travail concomitants qui ont permis à l’Inspection du travail de se saisir de l’affaire.
Mais les semaines suivantes, l’hémorragie continue : les démissions et les arrêts maladies se succèdent, s’étendant plus largement au Cada. Après leurs arrêts de travail, certains travailleurs, revenus sur site, font l’objet de nouvelles procédures disciplinaires – allant parfois jusqu’au licenciement (2) – sur la base de considérations qu’ils décrivent comme arbitraires – alors même « qu’aucun salarié n’a commis de fautes professionnelles », estime Bruno. « C’étaient des moments très confus », reprend Julie.
Plusieurs licenciements – pour « inaptitudes » et « fautes graves » – doivent faire l’objet d’une contestation devant les Prud’hommes.
D’après elle, comme plusieurs autres salariés, des membres de la direction venaient régulièrement sur le site, et participaient aux réunions des deux services. Était-ce là l’accompagnement promis par la direction suite au courrier d’alerte ? Sans doute. Mais loin de la médiation escomptée, des salariés évoquent des cadres « provocateurs » et « agressifs », qui maintenaient une tension permanente et « surréagissaient » à la moindre parole contradictoire.
Dans un récent courrier adressé au directeur général de l’association pour évoquer le cas d’une salariée mise à pied, l’inspectrice du travail en charge de l’affaire s’interroge en particulier sur les méthodes utilisées par le directeur des ressources humaines. Elle évoque des faits qui peuvent s’analyser comme des « pressions », et ajoute que c’est « dans le cadre d’un possible harcèlement moral » et « une situation de risques psychosociaux particulièrement importants » qu’elle intervient.
Des risques régulièrement pointés du doigt à l’échelle de l’association, tant par les élus du CSE, que par la médecine du travail qui, dans ces deux derniers bilans annuels, alertait la direction sur ce qu’elle considère comme « la problématique la plus importante » de Forum réfugiés. Elle y évoquait des dysfonctionnements internes, une surcharge de travail, mais aussi des pressions, des maltraitances, des conflits de valeurs et « des déclarations de harcèlement moral », se traduisant inévitablement par de nombreux départs et démissions.
« Tout n’est pas noir ou blanc, veut conclure Jeanne. Nous n’avons pas dit que notre cheffe de service était méchante, et je ne pense pas que nous soyons méchants d’avoir écrit cette lettre. Mais il y avait de la détresse de chaque côté, et il fallait que ça cesse. Alors nous avons alerté, et ça n’a pas marché. Voilà. » Et si elle témoigne, comme ses anciens collègues, c’est pour que « les choses changent » ; pour les travailleurs, comme pour les personnes hébergées qui subissent, elles aussi, les conséquences de cet environnement de travail.