« Macron installe Le Pen au pouvoir »
Dans un billet sur l’antenne de Beur.fm, Azzeddine Ahmed-Chaouch a interpellé hier soir le chef de l’État concernant la loi immigration. L’ancien journaliste de Quotidien la juge « xénophobe ».
En novembre dernier, son documentaire L’arabe dans le poste est diffusé sur TF1. Un mois et demi plus tard, le projet de loi immigration, qualifié de « victoire idéologique » par Marine Le Pen, est voté par l’Assemblée nationale. Dans l’élaboration de son documentaire, Azzeddine Ahmed-Chaouch a épluché des heures d’archives télévisuelles sur la manière dont la figure de l’arabe était représentée. Pour lui, il n’y a aucun doute : la représentation stigmatisante de l’immigration à la télévision génère un impact considérable sur l’application d’une telle loi dans le réel. Hier, dans un billet à cœur ouvert, Azzeddine Ahmed-Chaouch interpellait le chef de l’État – lui-même en pleine promotion de la loi immigration sur France 5 dans l’émission C à vous – sur l’antenne de Beur.fm. Entretien.
On vous a vu très actif sur les réseaux depuis le vote de la loi immigration. Au surlendemain du vote, quel sentiment domine ?
Azzeddine Ahmed-Chaouch : D’habitude, j’utilise très peu les réseaux sociaux pour donner mon opinion ou pour m’engager. J’ai un usage minimum pour relayer un reportage, pour faire des choses d’humeur sympa, inoffensives. Mais avec ce débat et cette loi, j’ai vraiment ressenti une blessure forte et une très grande inquiétude. J’avais envie d’aller un peu plus loin que d’habitude, c’est-à-dire une posture très journalistique, qui ne me dépasse pas trop, qui comme on dit pudiquement reste « dans les faits rien que les faits ».
Macron avait fait la promesse d’être le rempart contre l’extrême-droite, mais il en est devenu le catalyseur.
Mais là je trouve que ça ne suffisait pas, il fallait que je réagisse face à ce qui est perçu, pour moi, comme un basculement dans l’histoire politique française. Je ne pouvais pas rester les bras croisés et ne pas dire ce que je pensais. Je trouvais que la meilleure façon d’en parler, c’était de faire ce petit billet où j’interpellais le président et où je m’auto qualifiais d’arabe, pour que ça ait un impact et pour qu’il se rende compte qu’il est en train de jouer une tactique politicienne sur le dos de millions de personnes, et aussi de Français. Parce que cette loi va avoir une répercussion sur les Français d’origine maghrébine.
Cette indignation, c’est plutôt celle du citoyen ou du journaliste ? Autrement dit, le journaliste doit-il s’indigner et se mobiliser sur ce type de loi qui, comme vous l’avez dit, constitue un point de basculement de l’histoire politique française ?
Pour être honnête, j’ai toujours pensé que ce n’était pas forcément notre rôle en tant que journaliste de s’indigner. Mais j’ai considéré que mon statut de citoyen prenait le dessus, parce que je suis concerné par cette loi d’un point de vue symbolique. Elle vient frapper qui je suis, qui sont mes parents, d’où je viens. Elle vient me dire que je ne suis pas exactement comme tous les Français, c’est ce que la loi veut dire en filigrane. Je m’autorise une forme de dérogation, parce que je ne vais pas interpeller directement le chef de l’État tous les quatre matins.
Mais dans le débat actuel, on a peut-être besoin des personnes dont on ne voit pas forcément l’implication personnelle quand ils font un reportage, dont on ne sait pas forcément ce qu’ils pensent. Sur ce sujet-là, j’ai besoin de dire que ce qu’il se passe est gravissime. Donc je fais une exception, c’est le citoyen qui parle, mais avec une coloration journalistique, où je m’attache à parler de manière précise et exacte dans les faits. Dire que c’est dégueulasse, mais pour telle ou telle raison objective.
Il y a un peu plus d’un mois, votre documentaire L’arabe dans le poste était diffusé. Dans son élaboration, vous avez pu éplucher de nombreuses archives sur la manière dont la figure de l’arabe était traitée par la télévision. Selon vous, dans quelle mesure la représentation médiatique de l’immigration a pu avoir un impact sur ce type de loi ?
C’est une question qui montre l’impact des représentations et de l’histoire contemporaine peut avoir une application concrète dans le réel, avec le passage à l’acte d’un vote d’une loi. C’est un long travail initié et alimenté par l’extrême droite, et par une partie xénophobe des responsables politiques. Cette histoire de l’image de l’immigré d’origine maghrébine a connu plusieurs versants, avec un effet montagnes russes : on passe du travailleur besogneux à celui qui est responsable du chômage – donc au « bougnoule » -, à l’artiste, puis à 1998 avec Zidane et celui qui nous sauve. Puis arrive le 11 septembre. Cette machine sinusoïdale, depuis le 11 septembre, on n’arrive pas à s’en défaire : l’arabe reste une racaille criminelle ou un islamiste radicalisé.
Le vote de cette loi est l’expression de l’image dégradée de l’arabe qui passe tous les jours à la télé.
Cette image-là, certains responsables politiques en jouent et créent une tendance, une pression sur les opinions et sur le débat politique. Allié à l’explosion des réseaux sociaux et des chaînes d’info en continu, cela fait ressortir cette vision sectaire initialement réservée à l’extrême droite. Cela a eu un impact sur le débat public et sur les responsables politiques qui gouvernent aujourd’hui. C’est ce cocktail « image dégradée / réseaux sociaux et chaînes d’info en continue » qui fait que l’image n’est plus décrite uniquement par des personnages d’extrême droite. Le vote de cette loi n’est autre que l’expression de cette image dégradée de l’arabe qui passe tous les jours à la télé, où le responsable politique, impacté, se dit que « les Français pensent ça, donc il faut répondre de cette manière-là » : par une loi que je juge xénophobe.
C’est un long cheminement, mais qui s’accélère avec les chaînes d’info et une course à l’audience. BFM, le théâtre numéro 1 du débat public, court après CNews. Ils n’ont pas résisté, ils ont cédé avec cette logique de course à l’audience, à un glissement des débats vers l’extrême droite. Je n’aurais jamais imaginé que Macron puisse céder aussi facilement aux sirènes de l’extrême droite. D’autant plus qu’il s’est présenté comme un rempart !
Dans votre appel à Emmanuel Macron d’hier soir, vous vous interrogiez sur sa stratégie…
Mettre la préférence nationale dans cette loi, ce n’est plus une manière d’occuper un peu le terrain, c’est une manière de valider une thèse xénophobe dans la République française. Je ne sais pas quelle est la stratégie d’Emmanuel Macron. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas de stratégie de l’intérêt général dans cette séquence et c’est inquiétant. Il a soit une stratégie pour son héritier, soit il cherche une manière de revenir plus tard. Ces calculs stratégiques se font malheureusement au détriment de la dignité de certaines personnes et de leur sécurité économique ou sociale.
C’est insupportable, et alors même qu’il avait la promesse d’être le rempart contre l’extrême droite, il en devient le catalyseur. En pensant contrer l’extrême droite en allant sur son terrain, il est en train de gonfler et d’imposer ces thèmes comme étant centraux de notre débat public. Comme on le dit souvent, on préfère toujours l’original à la copie. On va arriver à un moment où ce discours sera tellement normalisé, qu’on donnera la chance à ceux qui ont théorisé ces idées depuis des lustres : il est en train d’installer les Le Pen au pouvoir.
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