Gaza, le désastre et la honte
Il n’y a plus grand monde pour croire à une « guerre contre le Hamas ». C’est bien la guerre à un peuple que mène l’armée israélienne. Et le prix à payer à l’avenir risque d’être lourd.
Il se joue ces jours-ci à Gaza beaucoup plus que le sort de cette enclave palestinienne maudite. On ne dira pas que c’est le sort du monde. Gaza n’est pas le Sarajevo de 1914, quand une simple balle atteignant l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’empire austro-hongrois, embrasa l’Europe entière. Mais le massacre auquel se livre en toute impunité l’armée israélienne – tandis que les colons extrémistes détruisent et tuent en Cisjordanie – humilie les mondes arabes et musulmans, et, bien au-delà, les anciens peuples colonisés d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Il blesse la jeunesse de nos pays.
La tuerie sans fin de Gaza abîme encore un peu plus les grands principes dont les États-Unis et l’Europe, et singulièrement la France, se parent depuis deux siècles et demi. On me dira qu’ils avaient déjà été sérieusement mis à mal par les guerres coloniales, et qu’ils sont trop souvent des armes idéologiques de conquête et de domination. Mais l’époque récente leur avait redonné un certain lustre. L’engagement occidental au côté de l’Ukraine contre l’invasion russe avait remis les principes du bon côté de l’histoire. Avec Gaza, et le silence des grandes capitales, tout s’effondre de nouveau. Nous voilà, nous autres, si on élève la voix, du côté de Poutine et d’Erdogan. Horrible piège !
Car il n’y a plus grand monde pour croire à la « guerre contre le Hamas ». Celle-ci pouvait avoir les apparences de la légitime défense au lendemain de l’attaque terroriste du 7 octobre, mais que dire quinze mille morts plus tard ? Que dire quand des tonnes de bombes s’abattent sur Chadjaya, un quartier de Gaza, pour avoir la peau d’un seul militant du Hamas ? C’est bien la guerre à un peuple, aussi innocent que les otages et les victimes du 7 octobre, que mène l’armée israélienne. Et avec quel cynisme ! Se prévaloir d’une éthique de la guerre quand on envoie des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, exilés perpétuels, dans des réduits toujours plus étroits, pour finir par les bombarder tout de même, c’est ajouter au crime un sinistre ricanement.
On aura beau jeu ensuite de condamner le terrorisme comme il se doit, le mal sera fait. Et sans doute pour longtemps.
En vérité, il s’agit, pour le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, de se venger de l’humiliation subie le 7 octobre. Il s’agit de faire oublier sa complicité, lui qui s’est vanté en 2019 de favoriser le financement du Hamas par le Qatar. Il s’agit, en faisant durer la guerre, de retarder le moment où il aura à rendre des comptes à son peuple, et à répondre à des accusations de corruption devant la justice. Il s’agit surtout de satisfaire ses amis suprémacistes juifs, qui exploitent ce moment pour étendre leur mainmise sur la Cisjordanie. Qu’il finance le Hamas ou prétende l’éradiquer, le chef du gouvernement israélien poursuit toujours le même but : éloigner toute perspective de solution politique. Sans compter que les quelque 140 otages encore retenus dans l’enclave risquent d’être sacrifiés sans états d’âme.
Mais le prix à payer risque d’être lourd. Il se paiera en haine de l’Occident, en affaiblissement de causes justes, comme la cause ukrainienne, en discrédit de la parole politique. Il se paiera en antisémitisme, en vengeances d’esprits tourmentés frappant des innocents, en délitement des règles internationales. Il se paiera en renforcement du Hamas, ou de ses avatars. À cet égard, les mots les plus justes sont ceux de la féministe palestinienne Asmaa Al-Ghoul, adversaire de toujours du mouvement fondamentaliste : « Cette guerre brutale ne nous laisse d’autre choix que de tolérer le Hamas (1). » Terrible mais irréfutable constat, quand toute une population comprend, au prix de son sang, que ce n’est pas le Hamas qui est la cible d’Israël, mais la Palestine.
Le Monde daté du 5 décembre.
On aura beau jeu ensuite de condamner le terrorisme comme il se doit, le mal sera fait. Et sans doute pour longtemps. Assez longtemps pour qu’avec notre capacité d’oubli, et notre mauvaise foi, on feigne de chercher les causes des nouveaux désordres dans le Coran, ou dans l’insondable folie des individus. Certes, les États-Unis et la France ne sont pas tout à fait muets. Ils invitent Netanyahou « à la retenue ». Mais leur timidité est affligeante, et leur résignation apparaît comme la forme la plus cynique de la complicité. Joe Biden avait pourtant judicieusement conseillé au Premier ministre israélien de ne pas commettre les mêmes erreurs que l’Amérique en Irak, quand son arrogance avait fini par engendrer Daech. « Erreur », le mot était déjà léger. Il est insupportable aujourd’hui.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
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