Italo Calvino, la littérature à plein temps
À l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain italien, paraît sa passionnante Correspondance, impressionnant panorama de la riche vie culturelle et politique transalpine de l’après-guerre à 1985.
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Le Métier d’écrire. Correspondance (1940-1985). Traduit de l’italien par Christophe Mileschi et Martin Rueff, édition établie et présentée par Martin Rueff, Gallimard, « Du monde entier », 800 pages, 30 euros.
Signalons également, du même auteur, la parution de Liguries (traduit et présenté par Martin Rueff, édition bilingue, éd. Nous, 168 pages, 18 euros), magnifique recueil de poèmes composés lorsqu’il combattit, de fin 1943 à 1945, avec les partisans dans les montagnes ligures, suivis de textes, tels des reportages sensibles, sur sa région d’origine.
En 1955, Italo Calvino publiait dans une revue engagée un récit, Les Avant-gardistes à Menton, intégré un peu plus tard dans un recueil, assez peu connu en France, intitulé L’Entrée en guerre. Largement autobiographique, il racontait l’expérience d’un jeune enrôlé dans le corps des « avant-gardistes », sorte de troupe de jeunes militarisée, mise en place par un régime fasciste qui, au lendemain de l’invasion allemande en France, avait courageusement déclaré la guerre à la France. L’armée italienne « s’enfonçait » jusqu’à Menton ! Soit une poignée de kilomètres avant que Rome n’ordonne de stopper cette glorieuse « avancée ». Italo Calvino y déploie sa perception clairvoyante et extrêmement précoce du « naufrage » promis au régime mussolinien dès son entrée dans la Seconde Guerre mondiale.
Dans le volume de Correspondance récemment publié – qui débute en 1940 –, on découvre donc la lucidité de ce jeune homme qui a grandi à San Remo, belle petite bourgade de la Riviera ligure, encore rurale mais déjà lieu de villégiature, à une encablure de la Côte d’Azur française. Son enfance et son adolescence seront, comme celles de la plupart des jeunes Italiens de l’époque, profondément marquées par la période fasciste.
Résistance et effervescence
De tous ses amis de jeunesse, il fut l’un des rares à rejoindre la Résistance, s’étant toujours montré critique vis-à-vis du régime dont il dut alors intégrer les unités militaires. Dans une lettre de l’été 1945, à peine démobilisé des « brigades garibaldiennes », il raconte ses années de résistance dans les montagnes à l’un de ses anciens condisciples de lycée et proche ami, Eugenio Scalfari, futur député socialiste puis fondateur en 1976, en pleine effervescence de l’extrême gauche contestataire, du grand quotidien de centre gauche, La Repubblica.
Il lui écrit ainsi : « Je suis passé par une série inénarrable de dangers et de difficultés. J’ai connu la prison et je me suis enfui. J’ai été plusieurs fois sur le point de mourir. Mais je suis content de tout ce que j’ai fait, du capital d’expériences que j’ai accumulé ; mieux : j’aurais voulu faire davantage. […] Désormais, j’ai des activités journalistiques et politiques. Je suis communiste, convaincu et tout entier voué à ma cause. » Avant de l’interpeller, lui et sa « bande » d’amis de jeunesse, un brin amer : « J’apprends avec stupeur que tu as passé toute cette période en idylles pastorales. Les amis d’avant sont tous vivants. Aucun d’entre eux ne s’est distingué. »
Dès 1940, cette entrée en guerre de l’Italie fut pour Calvino, comme le relève dans sa préface Martin Rueff, l’un des deux traducteurs de ces 315 lettres (inédites en français jusqu’ici), une « entrée en littérature ». Antérieure à la publication, fin 1947, de son premier roman, Le Sentier des nids d’araignée, directement inspiré de son expérience de maquisard de la « Brigata Cascione », et largement salué par la critique. On suit ensuite l’écrivain en devenir à travers ses missives, d’abord à sa famille et à ses amis d’enfance, avant qu’il n’endosse ses premiers habits d’écrivain et ne rejoigne la prestigieuse maison d’édition turinoise Einaudi (l’équivalent de Gallimard en Italie).
Il y fut d’abord représentant, puis éditeur à part entière en même temps que l’un de ses jeunes auteurs prometteurs. Sa correspondance prend alors une autre dimension, entièrement orientée, selon Martin Rueff, « par une seule conviction : la littérature compte, elle compte intimement, culturellement, politiquement ». Et « ce que les lecteurs découvriront, c’est la chaîne de la vie et la trame de l’écriture », car la seule chose qui « faisait que sa vie comptait à ses propres yeux, c’était la littérature ».
Labyrinthe littéraire et émancipation collective
Ces lettres, tel un labyrinthe littéraire, s’adressent à de plus en plus de destinataires et d’auteurs célèbres, relations d’abord professionnelles et bientôt, pour nombre d’entre elles, amicales. Les intellectuels étrangers (Fernand Braudel, François Wahl ou Hans Magnus Enzensberger), les événements et les débats de la vie littéraire apparaissent ainsi dans les courriers de Calvino aux plus importants écrivains de son temps : Cesare Pavese, Elsa Morante, Natalia Ginzburg, Elio Vittorini, Pier Paolo Pasolini, Michelangelo Antonioni, Primo Levi, Alberto Moravia, Carlo Emilio Gadda, Beppe Fenoglio, Leonardo Sciascia, Norberto Bobbio, Franco Fortini, etc. Devant tant de noms prestigieux, on est souvent frustré de ne pas connaître l’autre partie des échanges.
Répondre scrupuleusement à tous ses correspondants constituait pour lui autant un devoir qu’une sorte d’exercice.
Quant à la politique, elle est très présente jusqu’à la démission de Calvino du Parti communiste italien (PCI), au lendemain de la répression par les chars russes de l’insurrection hongroise d’octobre 1956. Ses échanges avec les responsables du parti ou de L’Unità sont cinglants ; le ton de sa lettre adressée à Palmiro Togliatti, le secrétaire général du PCI, est glacial ! On est néanmoins surpris que Calvino, après son retrait du PCI à l’été 1957, ne commente plus la vie politique que par discrètes allusions. Point ou peu de réactions aux événements de 1968, aux grandes grèves italiennes de l’automne 1969, ni aux « années de plomb » qui meurtrirent l’Italie durant la décennie 1970.
Comme si l’écrivain adoptait la posture de son « baron perché », replié dans son arbre, au-dessus de la mêlée, non sans l’observer scrupuleusement ! Vu la qualité des interlocuteurs de l’écrivain et des sujets abordés, il n’en apparaît pas moins clairement combien cette époque est celle d’une domination des idées progressistes, régnant presque sans partage, et où la « bataille culturelle » (pour paraphraser Gramsci) semble tout acquise à une gauche intellectuelle omniprésente. Mais ce recueil de plus de 300 lettres éclaire surtout la démarche de l’auteur Calvino : on y découvre combien l’écrivain place la littérature au centre de sa vie, de chacun de ses écrits, correspondances incluses, dans une volonté de toujours la considérer comme un échange.
Car répondre scrupuleusement à tous ses correspondants (ou presque), inconnus ou célèbres, constituait pour lui, jusqu’à sa mort soudaine à Sienne en 1985, autant un devoir qu’une sorte d’exercice, avec la conviction inébranlable que la littérature est un outil d’émancipation collective, par l’échange. Martin Rueff souligne bien, dans sa préface, cette exigence chez Calvino : « Il s’agit de s’entraîner sa vie durant et de recourir à l’appui d’un correspondant pour progresser. » Et « inciter son correspondant à s’améliorer, c’est aussi s’entraîner ». C’est bien cela, le travail de l’écrivant au quotidien, qui implique celui qui se veut écrivain, qui devient écrivain, bientôt auteur à part entière. Dans ce « métier d’écrire » qu’il voulait, qu’il exerça sans interruption et avec verve.