Milei, un as libertarien des réseaux sociaux à la tête de l’Argentine
Javier Milei est devenu le premier président argentin d’extrême droite depuis la fin de la dictature. Une victoire à la suite d’une ascension politique éclair, dans laquelle les médias ont joué un rôle clé.
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« Le lien entre la jeunesse et la gauche n’a plus rien de naturel » Wilders et le marchepied médiatique La fièvre populisteLe 16 novembre 2023, Córdoba, deuxième ville d’Argentine. Tronçonneuses et lions en peluche surplombent une foule s’époumonant sur l’esplanade Patio Olmos : « La caste a peur ! » Javier Milei, candidat de tous les espoirs pour certains, « loco » – « fou » – pour d’autres, se fait attendre. Emilio est en première ligne, pressé contre une barrière de sécurité par plus de 20 000 Argentins venus assister à ce dernier discours avant un scrutin historique. À seulement 12 ans, il confie fièrement avoir découvert le prochain chef d’État « sur Instagram ». Comme nombre d’adolescents présents ce soir-là, c’est lui qui a convaincu ses parents de voter La Libertad avanza. « Pour sa réussite future. »
Ennemi juré du kirchnérisme (1) qui a régi le pays la majorité de ces vingt dernières années, l’économiste libertarien devenu président souhaite « découper l’État-providence à la tronçonneuse ». Ses propositions phares : dollariser le pays, fermer la banque centrale, supprimer la majorité des ministères en place, libéraliser le port d’arme ou encore mettre fin au droit à l’IVG, âprement conquis en 2020. Ses promesses de prospérité retrouvée ont fait mouche : il a été élu avec 55,7 % des voix contre son adversaire péroniste Sergio Massa, actuel ministre de l’Économie.
Doctrine de gauche antilibérale, protectionniste, opposée aux grandes institutions financières internationales, et portée par les époux Nestor et Cristina Kirchner au pouvoir de 2003 à 2015, dans le sillage du péronisme, politique « sociale-populaire » de Juan Perón à partir des années 1940.
Dans un contexte d’inflation à trois chiffres – plus de 140 % en un an – et face à une situation économique toujours plus délétère, Javier Milei a su capter la colère d’une population exsangue. Il s’est imposé comme le candidat « du changement ». « L’échec de deux décennies d’un modèle politique fondé sur l’intervention de l’État lui a donné de la place pour diffuser ses idées », explique Luis Castelli, politologue au cabinet de communication politique Vox Populi. Un tsunami politique impossible à contenir, qui s’est engouffré dans la société à travers les écrans, tant de télévision que de smartphone.
Son ton provocateur et radical génère de l’audience.
M. Bianchi
Anarcho-capitaliste, le « lion » apprend à rugir sur les plateaux télévisés à partir de 2016. « Son ton provocateur et radical génère de l’audience », souligne Matías Bianchi, directeur du think-tank Asuntos del Sur. Il devient rapidement la coqueluche des médias, qui lui confèrent de la visibilité. Le polémiste leur assure quant à lui du trafic, des vues, des clics. « C’est un partenariat mutuellement bénéfique », résume Cesar Murua, professeur d’économie publique à l’université catholique de Córdoba. De son passé dans l’enseignement, Javier Milei tire une capacité à vulgariser l’économie en utilisant des exemples du quotidien. « Son ton pédagogue lui a donné de la popularité dans les secteurs les plus pauvres de la population », décrypte Luis Castelli.
Un politique tiktokeur
Une image d’homme proche du peuple qui le mène à un premier mandat de député, en novembre 2021. Chaque mois, il offre son salaire d’élu lors d’un tirage au sort. En direct, sur ses réseaux sociaux, Milei téléphone au gagnant de cette loterie géante : « Tu viens de remporter 300 000 pesos ! » Une manière de revendiquer son statut « hors caste » qui cache une stratégie plus subtile. « Cela lui a permis d’ajouter des milliers de personnes à sa base de données de potentiels électeurs », continue le chercheur. En pleine Argentine confinée, des extraits viraux des interventions du trublion de la politique se distillent dans tout le pays via des comptes de « fans », tels qu’El Peluca Milei. C’est à cette époque que Franco Antúnez, 19 ans et fils d’agriculteurs en difficulté, tombe sous le charme. Il souhaite contribuer à la diffusion de ses idées ultralibérales. Son moyen d’action ? Une chaîne YouTube, montée depuis sa chambre d’ado de La Plata.
Le peuple argentin a choisi Javier car il n’en peut plus que les bureaucrates nagent dans leur argent alors que le peuple vit dans la misère.
F. Antúnez
« Le peuple argentin a choisi Javier car il n’en peut plus que les bureaucrates nagent dans leur argent alors que le peuple vit dans la misère. Ils sont tous des copiés-collés. » Équipé d’un casque de streamer, celui qui commentait des matchs de foot commence à décrypter les interventions médiatiques de son champion – avec verve – dans des vidéos éditées avec les moyens du bord. Et ça marche. Fort de ses 300 000 abonnés, Franco fait partie d’une équipe réduite de créateurs de contenus qui a suivi le candidat pendant toute sa campagne, iPhone à la main. « Je ne reçois pas un peso de Milei. Mes abonnés me payent pour la qualité de mon travail, c’est ça le libertarisme ! », s’exclame le youtubeur en tapant du poing sur la table. Il vit des dons de sa communauté.
Eugenia Rolón et Iñaki Gutiérrez, fervents militants et community managers du candidat de 53 ans, sont bénévoles. Ils n’ont aucune formation en communication politique, mais, de par leur âge, 21 ans et 24 ans, connaissent par cœur les rouages de ces réseaux. Les formats publiés, percutants, n’ont rien de professionnel. Les jeunes sont conquis. Le 19 novembre, près de 70 % des 16-24 ans confient leur suffrage à Javier Milei, selon l’institut Atlas. À la veille du second tour, il compte 1,5 million de followers sur TikTok, 3,6 millions sur Instagram, et 300 000 sur YouTube.
Une capacité mobilisatrice sur les réseaux sociaux plus de trois fois supérieure à celle de son concurrent Massa. « Milei n’a quasiment pas alloué de ressources à l’affichage dans les rues. Il s’est concentré sur les réseaux sociaux », explique le chercheur Cesar Murua. Il peut y propager plus facilement « ses idées antidémocratiques, comme le déni du terrorisme d’État et la possibilité de fraude électorale », détaille Andres Piazza, directeur de Contextual, initiative de l’Institut de développement numérique de l’Amérique latine et des Caraïbes étudiant la désinformation en ligne.
« Vive la liberté bordel ! »
Pour décrire cet alien de la politique, un même mot revient souvent : personnage. Arborant veste en cuir et mèche noire sculptée, le dirigeant de la troisième économie d’Amérique latine a des airs de Johnny Hallyday argentin. Ses meetings ressemblent à des mégaconcerts. Ils débutent invariablement par « Yo soy el león », morceau du groupe de hard rock La Renga entonné d’une voix rauque. S’ensuit une salve de « Vive la liberté bordel ! » répétée à l’envi par le public. À chaque fois, la même rengaine. La recette plaît, peu importe le discours creux.
Il faut désormais lire les décrets qu’il signe, plus les tweets qu’il publie.
C. Murua
Mais lors du duel télévisé final, le 13 novembre, les incohérences de Milei se dévoilent au grand jour. Habitué à vociférer seul dans les tribunes offertes sur les plateaux, il bafouille ses réponses à maintes reprises face aux piques lancées par son adversaire. Cela ne lui porte pas préjudice. « Historiquement, les débats électoraux en Argentine ont rarement fait changer d’avis les électeurs », rappelle Luis Castelli. « Symboliquement, Milei gagne la compassion de l’électorat en apparaissant comme la cible des attaques de Massa », analyse-t-il. Son manque de rhétorique se mue en un atout. L’expression de son caractère d’outsider. « Une partie du peuple voit en Massa un politique professionnel, soit tout ce dont il a marre », ajoute Matías Bianchi. « Milei parle vrai, il ne nous embobine pas comme les autres », peut-on lire sur un groupe WhatsApp de jeunes militants de Milei ce soir-là. Tout, sauf la « caste ».
Pourtant, Milei ne met pas longtemps à s’en rapprocher. Il arrive au pouvoir grâce au soutien de la coalition conservatrice menée par Patricia Bullrich. Candidate déçue de Juntos por el cambio (Ensemble pour le changement), l’héritière de l’ancien président de droite Mauricio Macri devrait faire partie du gouvernement Milei. Minoritaire au Congrès, où son parti compte seulement 38 sièges sur 257, le jeune chef de l’État devra opter pour le compromis pour diriger le pays. Qu’il le veuille ou non, il court le risque de devenir un politicien comme un autre, prédit Cesar Murua. « Il faut désormais lire les décrets qu’il signe, plus les tweets qu’il publie. S’il est devenu président grâce aux échecs de ses prédécesseurs, il sera évalué à la même enseigne, sur ses résultats économiques. » À compter de sa prise de fonction officielle, le 10 décembre, Milei aura quatre ans pour faire ses preuves.