Génération MeToo : peut-on vraiment parler de révolution amoureuse ?

Ils et elles ont réinventé leur manière de voir et faire l’amour, et même de concevoir l’amitié. Mais cette génération a peut-être plus révolutionné les représentations que les pratiques.

Miren Garaicoechea  • 13 décembre 2023 abonnés
Génération MeToo : peut-on vraiment parler de révolution amoureuse ?
© Lilian Cazabet / Hans Lucas/AFP

À l’époque, ça ne se faisait pas. » La formule était banale dans la famille de Yasmine*. Quand la Toulousaine, alors âgée de 20 ans, dit à ses parents qu’elle est bisexuelle, elle apprend avec surprise qu’elle n’est pas la seule personne LGBT+ de la famille : une grand-tante lesbienne l’a précédée, en silence. Mais comme dit sa grand-mère : « C’est comme être mère seule, ça ne se faisait pas.» Une formule aujourd’hui obsolète estime-t-elle : « Il y a moins de crainte du jugement», note cette fonctionnaire de 25 ans.

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Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.

Comme Yasmine, plusieurs vingtenaires ont confié à Politis comment leur manière de voir et de faire l’amour diffère de celle de leurs aïeux. Née dans les années 2000, leur génération est plurielle – les inégalités sociales et territoriales sont toujours aussi présentes. Pourtant, les fantasmes projetés sur « la jeunesse » se répètent, éternel procès d’une société à sa relève. La jeunesse jouirait de tout sans entrave, sa sexualisation précoce serait un danger. «Ces préjugés sont farfelus. Au contraire, il existe une grande stabilité de l’entrée dans la sexualité chez les jeunes, notamment dans le nombre de partenaires», rappelle Arthur Vuattoux, sociologue et maître de conférences à l’université Sorbonne-Paris Nord, spécialiste des questions de jeunesse, de genre et de sexualité. L’âge médian du premier rapport n’a pas bougé depuis 2000, selon l’Ined : 17,6 ans pour les filles, 17 ans pour les garçons.

Les choses sérieuses isabelle clair

Les injonctions sont tenaces chez les plus jeunes, comme l’expose Les Choses sérieuses, une enquête sur les amours adolescentes de la sociologue Isabelle Clair, parue en 2023. L’idéal, dès 14 ans est « d’être en couple », nécessairement monogame et hétérosexuel. Des filles, est toujours attendu de la réserve, des garçons, de la puissance. Internet n’a fait que reproduire les différences de socialisation de genre, comme l’a dévoilé Arthur Vuattoux dans son enquête Les jeunes, la sexualité et Internet, cosignée avec Yaëlle Amsellem-Mainguy aux éditions Les Pérégrines en 2020.

Mais gare à l’eau qui dort. Fin 2017, le tsunami de la vague féministe #MeToo déferle. En 2018, Yasmine a 18 ans, et vit ses premiers rapports sexuels : des viols par l’homme qu’elle fréquentait. Pendant des mois, le déni est fort, elle ne réalise pas. Puis un autre homme la viole. «Le soir même, je l’ai dit à mes amies. Les discussions sur le consentement autour de moi puis le séisme #MeToo ont raccourci mon temps de compréhension de ce qu’est un viol. » La vapeur des relations intimes s’inverse. « Avant, le Saint Graal était de prouver que j’étais désirable. La question aujourd’hui est d’avoir du plaisir, plus seulement ne pas avoir mal. J’ai repris le contrôle. » Cette déconstruction à marche forcée a un prix. Plongée dans une profonde dépression puis poussée à la porte par sa famille, Yasmine est désormais en situation de handicap.

Exit le ‘serial monogame’

Déconstruire les normes hétéro-patriarcales peut aussi se faire dans la joie. Lucas*, 25 ans, ingénieur agronome, a dressé un constat simple avec sa copine. « Le couple monogame a beau être le standard de notre société, nous avions l’impression de nous mentir à nous-mêmes. Nous ressentions de l’attraction pour d’autres, se remémore-t-il. Étape par étape, nous avons rendu notre relation plus libre, nous nous sommes autorisés à aller voir ailleurs. » Les règles sont posées : les ex sont blacklistés, obligation de discuter de la nature de la relation à chaque étape, ralentir si l’autre a des doutes.

J’ai travaillé sur ma jalousie, notamment sur mon ego un peu masculin, parfois toxique. 

Lucas

L’apprentissage est long. Il a fallu apprendre à recevoir l’info. « J’ai travaillé sur ma jalousie, notamment sur mon ego un peu masculin, parfois toxique. » Lucas apprend aussi à annoncer une aventure. « Même s’il y a accord, j’avais toujours l’impression de faire une bêtise. » Ce cheminement est plutôt rare dans leur entourage, parfois même jugé. « Pour certains, notre relation avec ma copine aurait moins de valeur parce qu’elle est ouverte», pointe-t-il, indifférent.

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Dès ses 16 ans, Olivier*, aussi appelé·e Lili, a de son côté troqué la monogamie pour le polyamour. Cet artiste et artisan du métal dans les Bouches-du-Rhône était pourtant ce qu’iel appelle « serial monogame ». « De mes 3 à mes 9 ans, j’ai vécu ma première relation amoureuse. J’habitais un petit village de 300 habitants à la campagne, où les normes sociales étaient fortes. » Avec l’âge, malgré l’incompréhension et le rejet d’autres personnes, Lili s’est affirmé·e comme personne non binaire (ne se reconnaissant pas dans la binarité de genre) et pansexuelle (attirance indifféremment du genre). Aujourd’hui, iel a deux relations amoureuses. «Dans ma conception du polyamour, toutes les relations se valent. Je ne hiérarchise pas les partenaires entre eux, et ne priorise pas non plus les relations d’amour sur celles d’amitié. C’est juste deux sentiments distincts. » Olivier balaye les normes et assume un « grand flou » autour de ses relations. «J’ai déjà eu des relations sexuelles avec des amis, par exemple», partage-t-iel.

Un droit à la métamorphose

Son témoignage résonne avec Nos Puissantes Amitiés, un essai écrit par Alice Raybaud, journaliste spécialiste des jeunesses au Monde, à paraître le 11 janvier (La Découverte). Elle y cite le concept d’amatonormativité, forgé par la philosophe états-unienne Elizabeth Brake. Selon cette croyance massive, il serait préférable pour tous et toutes d’être dans une relation exclusive d’amour romantique. « En repas de famille, cela se ressent dans ces éternelles questions : le “quand est-ce que tu nous présentes quelqu’un ?” désigne forcément un partenaire romantique. Cette pression sociale jalonne la vie des jeunes adultes », souligne Alice Raybaud.

À l’heure de l’émancipation de multiples normes, l’amitié se retrouve valorisée comme puissant vecteur d’émotions et de réalisation de soi. « Quand on se “met en couple”, chaque décision personnelle ou professionnelle, un déménagement par exemple, est perçue comme un coup de canif dans le contrat explicite du couple, poursuit Alice Raybaud. En repensant la place de leurs amis, ces jeunes ont de vrais piliers affectifs, tout en conservant un droit au mouvement et à la métamorphose, très émancipateur. Ils ne dépendent plus économiquement ni émotionnellement d’une seule personne. »

Les relations romantiques ont longtemps fait une OPA sur le mot amour, remise en question par une partie de la jeune génération.

A. Raybaud

Une fois dissoute la hiérarchie entre amour et amitié, les amitiés reconsidérées, ces jeunes finissent par redéfinir le terme même d’amour. « Les relations romantiques ont longtemps fait une OPA sur le mot amour, remise en question par une partie de la jeune génération», confirme Alice Raybaud. Olivier parle d’ailleurs d’amour romantique et d’amour amical. Lors de son enquête, la journaliste a échangé avec des vingtenaires qui ne veulent plus faire de distinction. « Ils parlent d’être “amoureux” de leurs amis, de “coup de foudre amical”. Ils explorent une fluidité dans les relations et les modes de vie en commun. Un couple interrogé vit par exemple avec des amis dans une maison, pour éviter de se replier sur eux deux. »

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Relation libre, polyamour : ces mots font régulièrement rêver Agathe, architecte parisienne de 23 ans, avide de rencontres. « Mais je retombe vite dans un schéma classique hétéro de relation exclusive», regrette-t-elle. Tenter une relation libre prend du temps, beaucoup de temps. « Ça questionnerait comment je définis l’amour, mais aussi le temps que j’y consacre, et donc ma manière de travailler. J’ai un travail prenant, je ne suis pas prête à prendre ce temps. »

En matière de déconstruction des normes et de fluidité des identités et des relations, est-on vraiment face à une jeune génération qui change la donne ? Ou bien à une énième jeunesse qui explore momentanément ? Pour Alice Raybaud, «avec la démocratisation des questions féministes, on a quelque chose d’un peu plus ancré et de plus revendiqué. Ce n’est pas seulement ‘j’ai 20 ans, je fais la fête, je m’interrogerai plus tard’, mais le début de questions très profondes sur les chemins pluriels qu’ils peuvent s’autoriser à emprunter : ‘Plus tard, à 30 ans, aurai-je envie de ‘me caser’, avec enfants et pavillon ?’ » 

L’entrée dans la sexualité de la jeune génération n’a pas été bouleversée.

A. Vuattoux

Plus réservé, Arthur Vuattoux note que la révolution des mœurs initiée en mai 1968, suivie du droit à l’IVG, n’a pas encore trouvé d’ampleur égale. « Certes, il y a un changement technologique avec internet. Mais du point de vue légal, malgré le mariage pour tous et l’accès à la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, l’entrée dans la sexualité de la jeune génération n’a pas été bouleversée. » À quand la révolution ?

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Société
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Ces jeunes qui paniquent les réacs
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