La « préférence nationale », anticonstitutionnelle… et antichrétienne
En adoptant le projet de loi immigration, à la satisfaction de Marine Le Pen et Éric Ciotti, les sénateurs et députés ont introduit ce concept dans la loi française. Ont-ils bien pris la mesure des principes qu’ils reniaient ?
Le masque est tombé. Marine Le Pen, en approuvant le projet de loi sur l’immigration sorti de la commission mixte paritaire, a dit de quoi ce texte est le nom.
Y sont reprises nombre de propositions qui figuraient depuis des années sur les tracts du Front national, remaquillé en Rassemblement : restriction du droit du sol, durcissement du droit d’asile, des conditions d’acquisition de la nationalité, réintroduction du délit de séjour irrégulier, facilitation d’expulsion des clandestins, déchéance de la nationalité étendue, quotas migratoires débattus annuellement, etc. Ces dispositions, validées cette fois par Les Républicains et le gouvernement macronien, ont été adoptées avec les voix du Rassemblement national, quoi qu’en disent Gérald Darmanin et les perroquets des chaînes d’intox.
Une fois de plus un leg du programme du Conseil national de la résistance a été jeté par-dessus bord ce 19 décembre.
Le texte introduit aussi et surtout dans la loi française un principe de « préférence nationale » pour des allocations qui sont universelles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (allocations familiales, aide personnalisée au logement, allocation d’autonomie). Pour Marine Le Pen, c’est là assurément une « victoire idéologique » qui l’a convaincue de s’asseoir sur le veto qu’elle promettait à toute régularisation de travailleurs clandestins. D’autant que le texte issu des tractations entre le triumvirat de LR et Matignon limite strictement ces régularisations (en quantité et dans le temps), confiées à la discrétion des préfets.
La « préférence nationale » apparaît sur le marché des slogans politiques en 1985 comme « une réponse à l’immigration », dans un ouvrage du Club de l’horloge publié sous la direction de Jean-Yves Le Gallou. Elle y est présentée comme une clef universelle – « cela se fait partout ailleurs dans le monde » – d’organisation sociale qui « conduit à différencier la situation des étrangers de celle des ressortissants de l’État ». Et son application, estiment les auteurs, « implique une transformation profonde de nos procédures administratives, judiciaires et sociales ».
Jusqu’à cette parution, Jean-Marie Le Pen avait résumé son programme en trois mots : « les Français d’abord ». La formule avait déjà l’avantage d’être moins connotée que le cri lancé à la fin du XIXe siècle par le pamphlétaire Édouard Drumont, « la France aux Français », « une expression, rappelle le philosophe Étienne Balibar, qui fait corps avec les épisodes fascisants de l’histoire politique française », et que les troupes lepénistes scandent encore parfois.
Le fondateur du Front national est vite séduit par la trouvaille des « horlogers » dont plusieurs membres intègrent son mouvement. Ce slogan programmatique, un tantinet techno, colle au nouveau look qu’il veut donner à son parti : sous l’étiquette « Rassemblement national » (déjà !), il s’apprête à présenter aux législatives et régionales de 1986 des candidats venus de la droite. Et puis cette « préférence » se veut protectrice et n’apparaît ni agressive ni xénophobe aux yeux du plus grand nombre. Elle est pourtant belle et bien une euphémisation de l’exclusion et de l’épuration, un des noms du racisme. Tout comme la « priorité nationale », expression qui la remplace dans la bouche de Marine Le Pen depuis qu’elle a succédé à son père.
La Constitution n’autorise pas ces discriminations
Il n’est pas inutile de rappeler que le principe de l’assimilation juridique des étrangers avec les nationaux en matière de salaires, de droit du travail et de protection sociale a été instauré le 2 novembre 1945, par une ordonnance du gouvernement du général de Gaulle. C’est donc une fois de plus un leg du programme du Conseil national de la résistance qui a été jeté par-dessus bord ce 19 décembre.
Si la France, à l’instar de la plupart des États, applique une certaine forme de préférence nationale en réservant des droits à ses seuls ressortissants (droit de vote, emplois dans la fonction publique, etc.), cette priorité nationale ne s’applique que dans la sphère politique. Dans une nation démocratique moderne, notait, il y a quelques années la sociologue et future membre du Conseil constitutionnel Dominique Schnapper, « tous les étrangers en situation régulière, disposent des mêmes droits civils, économiques et sociaux que les nationaux ». Désormais, affirmait-elle, « il ne peut plus exister d’exclus par le statut juridique, comme pouvaient l’être les juifs avant la Révolution française ou les indigènes dans les sociétés coloniales ».
La Défenseure des droits rappelait hier dans un communiqué que « le droit des étrangers régulièrement établis sur le territoire à ne pas subir de discriminations à raison de leur nationalité a été consacré par le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’Homme ». C’est la raison pour laquelle, Marine Le Pen comme Éric Ciotti – qui ne font pas mystère de vouloir pousser plus loin la discrimination des étrangers non-européens –, envisagent de contourner le premier par référendum et s’affranchir de la seconde en dénonçant la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, ratifiée par la France en 1974.
Contraire au message de l’Évangile
Enfin, il est pour le moins paradoxal de voir des responsables politiques qui invoquent régulièrement les « racines chrétiennes de la France », et prétendent même vouloir les inscrire dans la Constitution (1), faire la promotion d’une « préférence nationale » contraire au message de l’Évangile.
En 2021, Éric Ciotti, candidat à la primaire de la droite, voulait inscrire les racines « judéo-chrétiennes » dans la Constitution.
Pour justifier leur discrimination, ces mauvais apôtres invoquent parfois ce commandement, « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », sur lequel ils font un parfait contresens. La parabole du bon Samaritain, que l’on trouve dans l’Évangile de Luc (10 – 25 à 37), est sur ce point tout à fait claire. Un légiste y interroge en effet Jésus : « Qui est mon prochain ? » Par cette question, il lui demande de définir une fois pour toute les limites d’un clan, d’une tribu ou d’un peuple, à l’intérieur desquelles sont les « prochains », ceux à qui l’on doit assistance et qui nous la doivent en retour. Ce légiste s’enquiert donc d’une doctrine de « préférence nationale » avant la lettre.
La parabole de Jésus montre très clairement que le « prochain » ne s’identifie pas au ressemblant.
La réponse de Jésus est radicalement opposée à une telle conception. D’abord, il fait d’un Samaritain un héros, alors que ce peuple est alors exposé à un extraordinaire racisme, suscitant dans la majorité la haine, la méfiance et le mépris. C’est pourtant lui qui se montre « prochain ». Et de qui ? D’un compatriote ? D’un parent ? Non. Il se montre le « prochain » d’un blessé anonyme abandonné sur le bord de la route, le clergé de l’époque ayant passé son chemin. Non seulement Jésus s’identifie à l’un et à l’autre, mais sa parabole montre très clairement que le « prochain » ne s’identifie pas au ressemblant. Il est à la fois le Même et l’Autre. Le message étant que c’est au disciple du Christ de se faire le « prochain » de tous les autres.
De toutes les lois sur l’immigration promulguées depuis 40 ans, celle votée ce 19 décembre n’est pas seulement la pire pour ses atteintes aux droits fondamentaux des étrangers. Elle marque une dangereuse rupture avec des principes républicains et des valeurs morales essentielles que l’on pensait, à tort, solidement établis.
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