« Le Balai libéré », ou ce que le capitalisme a fait au rêve autogestionnaire
Dans un documentaire brillant, Coline Grando remet au goût du jour l’expérience autogestionnaire des ouvrières du ménage de l’Université catholique de Louvain (UCL) dans les années 1970, en interrogeant sa faisabilité aujourd’hui.
C’est une histoire que beaucoup avaient oubliée. Sans doute que certains préféraient ne pas trop la raconter, de peur qu’elle inspire. Celle du Balai libéré, nom d’une entreprise coopérative de nettoyage créée en 1975, après que des ouvrières eurent licencié leur patron, engendrant alors une expérience autogestionnaire de 14 ans. À l’Université catholique de Louvain (UCL) en Belgique, les travailleurs et travailleuses d’aujourd’hui n’en ont jamais entendu parler. C’est ainsi que s’ouvre ce documentaire d’une heure et demi. Des interviews face caméra de celles et ceux qui nettoient quotidiennement les 350 000 mètres carrés de cette faculté. Des femmes, des hommes pour qui le nom de cette expérience, Le Balai libéré, n’évoque rien.
Cette approche de Coline Grando fait la force de son documentaire. Alors que l’on aurait pu s’attendre à la narration mythifiée d’une expérience passée, la réalisatrice a préféré la raconter en l’interrogeant avec la réalité de celles et ceux qui travaillent aujourd’hui. Avec une question en toile de fond : cette utopie serait-elle possible aujourd’hui ? Tout au long du film, nous suivons donc la rencontre des autogestionnaires d’hier, avec les ouvriers d’aujourd’hui, sous-traités, esseulés. Ils ont fait et font le même métier, mais de manière très différente. Celles du Balai libéré racontent leur fierté d’avoir pris en main leur outil de travail, en licenciant un patron « inutile et parasitaire » et en s’organisant pour être mieux payées, plus nombreuses, avec de meilleures conditions de travail.
Les ouvriers du ménage d’aujourd’hui parlent d’autre chose : des cadences, de la rationalisation, de la solitude. Ils ne se connaissent que peu entre eux. Sont seuls pour nettoyer des centaines de mètres carrés. En les suivant dans leurs tâches quotidiennes, l’habile caméra nous montre cette solitude. Seuls à astiquer un amphithéâtre, des salles de cours, des sanitaires, dans un silence que le bruit du chariot et de l’aspirateur vient uniquement rompre.
Méthodique solitude
C’est aussi cela qui fait la réussite de ce film : ne pas imposer lourdement ce qui se dévoile, comme une évidence, au fil des séquences. Ce que le capitalisme a fait au rêve autogestionnaire. En organisant méthodiquement l’esseulement des salariés, en imposant des appels d’offres où le prix (et donc les conditions de travail) reste un critère prépondérant, en facilitant la sous-traitance, en créant le maintien dans la peur de perdre son emploi : autant de critères empêchant toute constitution de force collective.
Pourtant, la rencontre des femmes de ménage des années 70 avec celles et ceux d’aujourd’hui permet de briser ce qui apparaît, au début, comme une spirale inéluctable. Au fil des discussions, des visionnages d’archives, des partages d’expérience, naît dans la tête de nombreux travailleurs cette question qui risque de ne pas les quitter de sitôt : si elles ont réussi, pourquoi pas nous ?
À savoir
Le film de Coline Grando, Le Balai libéré, sort en salle le 13 décembre. Une projection-débat est organisée le 15 décembre à 20 heures au cinéma le Saint-André-des-Arts à Paris. Un débat animé par Carole Rouaud de Politis, en présence de la réalisatrice, de la députée Rachel Kéké et de Pierre Jequier-Zalc, journaliste à Politis.
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