Le dossier médical d’un syndicaliste fouillé par son employeur pour tenter de le licencier

Tout juste nommé responsable de la section syndicale SUD Aérien dans son entreprise, Europe Handling, Alain Khan a fait l’objet d’une procédure de licenciement pour une suspicion de fraude à la mutuelle. Il dénonce une « procédure abjecte » et le non-respect du secret médical. Enquête.

Pierre Jequier-Zalc  • 21 décembre 2023
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Le dossier médical d’un syndicaliste fouillé par son employeur pour tenter de le licencier
© Kevin Bosc / Unsplash

C’est une histoire un peu dingue qui mêle tentative de licenciement, déballage de dossier médical, et élections syndicales à couteaux tirés. Tout cela s’est passé au sein du Group Europe Handling (GEH), une filiale du groupe CRIT, coté en bourse. Une entreprise de sous-traitance pour plusieurs grandes compagnies aériennes qui opère, notamment, à l’aéroport Charles-De-Gaulle à Paris.

Tout commence le 15 novembre 2022. Cela fait à peine quelques mois (depuis avril) qu’Alain Khan a été désigné responsable de la section syndicale SUD Aérien au sein d’Europe Handling après 17 années passées dans l’entreprise. Ce jour-là, la mutuelle d’Alain Khan, le groupe VYV, envoie un mail à la courtière d’Europe Handling, Tiphaine Sehili, de l’entreprise Novalty conseil. On y lit ceci : « Notre cellule fraude a remonté une suspicion de fraude sur l’adhérent Alain Khan ». En cause, une cinquantaine de factures sur trois ans concernant divers soins médicaux pour l’assuré, sa femme et ses deux enfants, dont l’assureur doute de la réalité.

Le préjudice supposé serait d’environ 4 600 euros. La mutuelle demande alors une autorisation pour « demander les justificatifs sur l’ensemble des factures suspicieuses ». Le jour même, la courtière transfère ses informations à l’employeur d’Alain Khan, qui répond dans la foulée : « Pour ma part, il est hors de question de laisser passer une telle dérive. […] Il s’agit d’une fraude caractérisée ». Une réponse pour le moins hâtive alors que l’enquête vient à peine de débuter. Rapidement, Tiphaine Sehili transfère l’intégralité des actes médicaux suspicieux à l’employeur. Un geste qui interroge au vu des différents règlements de protection des données médicales.

« La courtière a transmis à mon employeur trois ans de données médicales de mes enfants, de ma femme et de moi-même. Des données qui n’ont rien à voir avec mon travail ! C’est proprement scandaleux », s’indigne Alain Khan, qui décide de porter plainte auprès de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Dans un premier courrier, celle-ci rappelle que « l’employeur n’a pas à posséder des informations médicales sur l’un de ses personnels, sauf en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle dont il serait responsable. » L’enquête est toujours en cours d’instruction.

Vitesse supérieure

Interrogée par Politis sur ces accusations, la courtière Tiphaine Sehili répond : « Il ne s’agit pas de données médicales confidentielles mais d’actes de santé tels que des soins courants, poste dentaire, poste optique, etc. Aucune donnée d’ordre privé n’a été divulguée. On ne parle pas d’un cancer. Cette démarche a été faite dans le cadre d’une alerte de fraude dont certaines dépenses émanant de Monsieur Khan étaient suspicieuses. J’ai un devoir de conseil et je dois défendre les intérêts de mon client ainsi que ceux des salariés. À partir du moment où il y a une augmentation tarifaire, il est de mon devoir d’informer la direction et les membres élus des raisons de cette augmentation. » Elle ajoute avoir, via son avocat, envoyé un courrier de contestation de la plainte auprès de la Cnil et n’avoir reçu, à ce jour, « aucun retour et aucune sanction de la Cnil auprès de mon cabinet ».

Une fois informé en détail des factures litigieuses, l’employeur passe la vitesse supérieure. Trois semaines plus tard, il convoque Alain Khan à un entretien pour motif disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement. « Je me suis rendu à l’entretien. J’étais loin d’imaginer que c’était pour une suspicion de fraude à la mutuelle. Je n’avais reçu aucun appel, aucun courrier recommandé de la part de ma mutuelle demandant des justificatifs », s’indigne le salarié. Lequel conteste par ailleurs fermement les accusations de fraude. Et pour cause, encore aujourd’hui, aucune plainte n’a été déposée par l’assureur et les vérifications sont toujours en cours.

Peu importe pour l’employeur qui notifie, 48 heures plus tard, au salarié sa volonté de le licencier pour « violation flagrante de son obligation de loyauté » et demande l’autorisation à l’inspection du travail. Une demande obligatoire, Alain Khan étant protégé par son statut de représentant syndical. Dans sa justification de la procédure de licenciement, Europe Handling « précise que le régime frais de santé de la société est fortement déficitaire », ce qui aurait conduit l’assureur « à demander une augmentation des cotisations de 30 % », augmentation réduite à 15 % en CSE. Une manière insidieuse d’imputer cette hausse sur les supposés comportements frauduleux de son salarié, sans jamais prouver ce lien de cause à effet.

Pas de preuve de la fraude

Sauf qu’au vu des éléments apportés, l’inspectrice du travail en charge du dossier refuse le licenciement. Dans la décision que nous nous sommes procurée, celle-ci souligne que l’employeur n’apporte pas de preuve sur l’existence de la fraude. « Les pièces communiquées relatent des échanges entre l’assureur et la courtière mais ne démontrent pas la véracité des faits reprochés », rappelant « qu’à ce stade, il s’agit d’une suspicion d’une fraude », rien de plus. Ainsi, « en présence de ce doute, la matérialité des faits ne peut être regardée comme étant établie. Il en ressort une absence de fait fautif ».

Cela aurait pu s’arrêter là. Mais l’employeur n’accepte pas ce refus et décide de le contester directement auprès du ministère du Travail. Dans un courrier daté du 12 mai, l’entreprise remet donc en question la décision de l’inspectrice du travail. Elle explique que même s’il n’y a pas de plainte de la part de l’assureur, « ce dernier a confirmé sa volonté de porter plainte contre Monsieur Khan Alain, mais ils doivent, au préalable, respecter un process interne avec la réalisation d’une enquête, celle-ci étant toujours en cours ». Avant de conclure : « Avec de tels éléments probants de fraude à l’assurance, nous ne pouvions pas attendre le dépôt de plainte par l’assureur pour entamer une procédure de licenciement à l’encontre de Monsieur Khan Alain. »

Les « éléments probants » en question sont des non-réponses de praticiens sur des consultations jugées comme potentiellement frauduleuses et des actes jugés « étranges » par l’assureur et donc, par l’employeur, mis au courant via la courtière. Ainsi, l’entreprise a, par exemple, demandé à des salariés, supérieurs hiérarchiques d’Alain Khan, de témoigner pour prouver que celui-ci ne portait pas de lunettes, malgré une facture témoignant de l’achat d’une paire de lunettes. « Je porte des lentilles au travail, et des lunettes chez moi. C’est ridicule », souffle le salarié qui annonce avoir déposé plainte pour dénonciation calomnieuse à l’égard de ses supérieurs. À ce stade, aucune justification matérielle n’a été demandée au salarié. Et cela, jusqu’aujourd’hui. « On est le 21 décembre 2023, je n’ai toujours reçu aucun mail, aucune plainte de la part de la mutuelle à ce propos, rien du tout », assure Alain Khan.

« On est clairement les têtes à abattre. »

Malgré ce recours, le ministère du Travail suit le premier avis de l’inspectrice du travail, et refuse de nouveau le licenciement, soulignant que « la fraude ne [peut] être démontrée. En effet, si les pièces produites par l’employeur tendent à démontrer des anomalies, elles ne permettent pas de démontrer avec certitude l’existence d’une fraude, malgré les attestations peu circonstanciées de 3 salariés de l’entreprise. » Et donc, de conclure qu’en « l’absence des conclusions de l’enquête diligentée par l’assureur, il existe un doute quant à la matérialité des faits reprochés au salarié ».

Plus d’un an après le premier mail de l’assureur, Alain Khan est donc toujours dans l’entreprise, sans qu’aucune plainte ne soit, à ce jour, portée contre lui pour fraude à la mutuelle. Pour lui, cette procédure a clairement été lancée du fait de son engagement syndical. « On est clairement les têtes à abattre », affirme-t-il. Ce que conteste Tiphaine Sehili : « Je conteste totalement ces accusations. Monsieur Khan a déjà eu une première alerte juste après le Covid soit en 2021. Il a pris, semble-t-il, un mandat en 2022 pour uniquement se protéger car il a senti le vent tourner en sa défaveur », assure la courtière, sans que les éléments évoqués n’aient pu être vérifiés par Politis. Elle a également porté plainte pour diffamation contre Alain Khan.

En attendant, cette procédure a entaché la réputation du salarié au sein de l’entreprise, insinuant le fait que les cotisations des salariés avaient augmenté de son fait. « À partir du moment, où il y a une augmentation tarifaire, il est de mon devoir d’informer la direction et les membres élus des raisons de cette augmentation. Les raisons de cette augmentation, outre une consommation excessive post Covid, sont dues à l’utilisation frauduleuse de la mutuelle par divers moyens », persiste et signe la courtière Tiphaine Sehili auprès de Politis.

Vidéos anonymes

Lors des élections syndicales, à l’automne 2023, des vidéos anonymes sont postées sur les réseaux sociaux. Des vidéos racistes, sexistes et xénophobes et particulièrement violentes à l’égard des représentants de la liste SUD Aérien. Celle sur Alain Khan reprend et véhicule les accusations de fraude à la mutuelle. Quelques jours avant leur publication, un candidat CFDT de l’entreprise avait partagé une vidéo sur laquelle on pouvait lire : « SUD AERIEN, Manipulation, trahison, mensonge. Vous allez découvrir toutes les vérités dans nos prochains épisodes ». Selon Alain Khan, ces vidéos ont été transmises à l’employeur. « L’entreprise est au courant et n’a rien fait », accuse-t-il. « On se retrouve livrés à nous-mêmes ». La liste SUD a, malgré tout, remporté ces élections.

Aujourd’hui, Alain Khan et SUD Aérien réfléchissent aux suites judiciaires à donner à ces différentes affaires, mêlant divulgations d’informations médicales, utilisations par l’employeur de données privées et publications anonymes de vidéos diffamatoires. « On réfléchit clairement à aller au pénal », souligne l’avocate de M. Khan. L’employeur, de son côté, peut toujours contester le refus du licenciement au tribunal administratif. Contacté par Politis, il n’a pas répondu à nos questions.

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