« Le lien entre la jeunesse et la gauche n’a plus rien de naturel »
Ugo Palheta, sociologue, est l’auteur de nombreux ouvrages traitant du fascisme. Il revient pour Politis sur les succès électoraux, aux quatre coins du monde, de l’extrême droite. Jusqu’où ?
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Wilders et le marchepied médiatique La fièvre populiste Milei, un as libertarien des réseaux sociaux à la tête de l’ArgentineL’extrême droite enregistre des succès dans de plus en plus de pays, jusqu’à pouvoir gouverner. Au-delà de leurs différences programmatiques, Geert Wilders, Javier Milei, Viktor Orbán, Giorgia Meloni, Marine Le Pen… ne partagent-ils pas une stratégie commune ?
Ugo Palheta : Javier Milei me semble renvoyer en partie à quelque chose de différent mais, pour tous les autres, nous faisons face à une vieille stratégie propre à l’extrême droite : prétendre constituer une troisième voie. Ce n’est plus le « ni capitalisme ni communisme » de l’entre-deux-guerres (car le capitalisme paraît impossible à vaincre et le communisme n’est plus une véritable force organisée), mais ni « mondialisme d’en haut » (finance) ni « mondialisme d’en bas » (immigration), pour parler comme Marine Le Pen ; ni droite « cosmopolite » ni gauche « immigrationniste ».
Cela permet à ces extrêmes droites de s’adresser aussi bien à des possédants (petits ou grands) qui se sentent menacés (souvent imaginairement) qu’à des dépossédés, à qui elles promettent une amélioration de leur sort aux dépens de groupes stigmatisés comme « inassimilables », « fauteurs de troubles » et/ou « antinationaux ». Le cas de Javier Milei renvoie davantage à mon sens à Donald Trump, ou à Éric Zemmour dans le contexte français. Il s’agit de personnages sans expérience politique, issus de la droite, et dont toute la stratégie repose sur la surenchère raciste, masculiniste, autoritaire, antisociale et antigauche, afin de construire un nouvel espace politique à droite de la droite traditionnelle (Milei), de conquérir et de radicaliser la droite traditionnelle (Trump) ou de contester une extrême droite déjà installée (Zemmour).
Ces mouvements séduisent davantage les jeunes. Pour quelles raisons ?
Leur stratégie peut parler à des franges de la jeunesse qui sont peu ou pas attirées par les mouvements antiracistes, féministes ou écologistes, qui sont politiquement et idéologiquement désaffiliées (davantage que leurs aînés, du moins), et à ce titre disponibles pour des discours prétendument « antisystème », plus ou moins complotistes, etc. Les jeunesses attirées par ces extrêmes droites sont homogènes racialement (elles sont très majoritairement blanches ou se considèrent comme telles) mais hétérogènes socialement.
Les jeunesses attirées par ces extrêmes droites sont homogènes racialement mais hétérogènes socialement.
Les jeunes qui militent dans ces mouvements sont plutôt issus des classes moyennes et supérieures situées du côté du pôle économique (pour parler comme Pierre Bourdieu), alors que l’électorat jeune de l’extrême droite appartient plutôt aux classes populaires blanches des petites villes ou des zones rurales et semi-rurales (notamment pour le RN). Néanmoins, les jeunes sont, dans tous les pays, celles et ceux qui s’abstiennent le plus, donc ce n’est pas un raz-de-marée. Mais, indéniablement, le lien entre la jeunesse et la gauche n’a plus rien de naturel ou d’évident ; il est un enjeu de la bataille politique, en cours et à venir.
Les médias ont-ils une responsabilité dans la montée de l’extrême droite ?
Le rôle des médias dominants a été énorme dans l’imprégnation du corps social par les « idées » et affects fascistes, conjointement aux partis qui ont dominé le jeu politique en France pendant longtemps (RPR-UMP-LR, PS, puis LREM et Renaissance), et c’est le fait de gens qui ne se définissent évidemment pas comme d’extrême droite : mise au premier plan de faits divers permettant d’appuyer une vision sécuritaire du monde, construction de l’immigration et de l’islam comme « problèmes publics », disqualification permanente de la gauche, éviction des mouvements d’émancipation (notamment antiracistes et féministes), banalisation de l’extrême droite, dépolitisation de la politique, etc. Le cocktail est terrible et il a contribué à nous mener là où nous en sommes, pas si loin de l’abîme.
La victoire de Marine Le Pen en 2027 est quasiment présentée comme acquise. Vraiment ?
Non, et ces prédictions font partie du rouleau compresseur médiatique, comme lorsque les médias dominants ne cessaient de présenter le RN comme le « grand gagnant » de la mobilisation contre la réforme des retraites, alors même que le mouvement commençait à peine. Il y a encore du chemin avant que l’extrême droite conquière le pouvoir, mais ne nous leurrons pas : si rien n’est fait très vite, si la gauche ne se ressaisit pas en se rassemblant autour d’un programme de rupture (avec le néolibéralisme, avec les politiques racistes et sécuritaires, avec le productivisme), si les mouvements sociaux ne mettent pas tout leur poids dans la balance, alors nous atteindrons un point de non-retour, avec le risque que la gauche sociale et politique soit balayée pour longtemps.