Une histoire des « sanctions ordinaires »

Que partagent un lycéen de la fin du XIX^e siècle, un prisonnier du XX^e siècle, une ouvrière d’usine des années 1960, un patient-camarade dans un hôpital psychiatrique de la RDA, un infirmier de l’Assistance publique parisienne de l’entre-deux-guerres ou des pensionnaires des hospices aux XIX^e et XX^e siècles ? Dans des cadres bien différents, de près ou de loin, tous ont fait l’expérience de la généralisation de la punition comme mode de régulation des rapports sociaux. Punir serait-il une évidence, profondément inscrite dans l’histoire de toutes les institutions ? C’est à cette question que tente de répondre le livre Routines punitives. Les sanctions du quotidien XIX^e-XX^e siècle.

Dirigé par les historiennes Elsa Génard et Mathilde Rossigneux-Méheust, respectivement spécialistes de la prison et de la vieillesse, l’ouvrage fait des « micropénalités » une perspective de recherche en soi. Deux formats de textes tissent les fils de cette histoire commune des institutions : des chapitres écrits à plusieurs mains qui comparent les pratiques punitives dans différents univers institutionnels alternent avec des textes courts illustrés qui explorent la matérialité punitive. Par leur accumulation, on discerne les faux pas qui mènent au prétoire, au bureau du directeur ou au conseil de discipline, de l’« ivresse » à l’hospice au « bavardage » en prison. On y entraperçoit les faveurs qui fonctionnent comme l’envers de la médaille, des « récompenses » à l’asile jusqu’au « certif’ de bonne conduite » à l’armée.

On y découvre les scénographies des punitions, solennelles avec le « conseil de discipline » à l’école ou dégradantes dans le cas des « brimades » vécues à l’usine. On y voit les corps des punis, des « larmes » des patients-camarades dans un hôpital psychiatrique de RDA jusqu’aux pieds écorchés des punis de la « salle de discipline » en prison. On y entend l’écho des bruits que provoquent les punitions à l’extérieur des établissements, à l’occasion de « scandales » ou de « suicides ». Enfin, on y comprend combien le quotidien punitif est devenu l’objet de représentations médiatiques et populaires, au travers du « comique troupier », des reportages télévisuels sur « la discipline à l’école » dans les années 1968, ou de la circulation du dicton « Tu finiras sur l’échafaud ».

Au fil des pages, les chapitres collectifs permettent de saisir, dans un jeu d’ombres et de lumières, ce qui rapproche et ce qui distingue la place des sanctions dans le quotidien de ces institutions. On comprend ainsi que les hôpitaux psychiatriques ou les couvents assument moins nettement les sanctions que les lycées, les prisons, les casernes ou les hospices qui les banalisent. D’autres chapitres s’intéressent aux significations sociales des objets et des lieux qui servent à punir, comme la camisole ou les cellules d’isolement et les cachots. Sont ainsi rendus visibles, dans le temps long, les circulations des répertoires de sanctions et les effets de mimétisme et de répulsion – entre la prison et l’asile, par exemple. Enfin, l’ouvrage enquête sur les conséquences du geste punitif à l’échelle des institutions, des individus punis et des autres.

La parole des punis est prise dans une dialectique entre visibilité et silence, entre mémoire et oubli.

En se tournant vers les procédures disciplinaires qui ciblent le personnel hospitalier en France métropolitaine et en Algérie dans la première moitié du XX^e siècle, le regard se déplace vers les agents subalternes des hôpitaux, pour lesquels la sanction fonctionne comme un outil de professionnalisation à part entière, au même titre que les formations qualifiantes et la définition de statuts professionnels. À la question de savoir ce qu’il reste des sanctions une fois purgées, le livre offre plusieurs éclairages. Si les renseignements sur les punis circulent peu entre institutions, malgré des projets de centralisation des informations entre l’armée et l’asile notamment, les traces des punitions dans les corps et dans les esprits témoignent de leur effet durable dans les trajectoires biographiques. La parole des punis est toutefois prise dans une dialectique entre visibilité et silence, entre mémoire et oubli.

Dans le contexte post-dictatorial d’Espagne et d’Allemagne de l’Est, quand elles sont évoquées, les petites punitions administrées par les maisons de correction pour mineurs, les prisons ou les hôpitaux psychiatriques, constituent certes un stigmate durable mais restent le plus souvent rattachées à un discours plus large sur la peine et la violence de l’enfermement. L’objet « punition » pourrait paraître petit au premier abord, mais le livre démontre que la portée de son observation est grande. Le collectif de 18 auteurs engagés dans ce projet éditorial témoigne en effet de l’ampleur des mondes sociaux concernés par les pratiques punitives à l’époque contemporaine. Si les séjours en prison ou à l’asile ne concernent qu’une minorité de la population, en revanche la fréquentation massive de l’école, de l’usine, de la caserne ou de l’hôpital exposent le plus grand nombre au risque de la sanction. La question punitive constitue dès lors une entrée majeure dans l’histoire sociale des populations, non par la marge mais par le centre.