« La Macronie veut saborder la commission d’enquête sur les crèches privées »
William Martinet, député LFI des Yvelines, est à l’origine d’une commission d’enquête sur les dérives des crèches privées. Il dénonce les manœuvres du camp présidentiel pour la vider de son contenu.
À l’initiative de la création de cette commission il y a six mois, le député insoumis William Martinet prétendait naturellement aux fonctions de rapporteur ou de président. Mais ces rôles clés ont finalement été attribués à deux élus Renaissance et LR, qui s’étaient prononcés contre cette commission. Pour l’élu des Yvelines, cette manœuvre ne laisse aucun doute sur la volonté de la majorité : défendre le secteur des crèches privées lucratives.
Pouvez-vous brièvement nous expliquer l’origine de la commission d’enquête que vous avez sollicitée ?
William Martinet : Le point de départ de cette commission d’enquête, c’est une grande souffrance qui existe dans le secteur de la petite enfance. Une souffrance de la part des professionnels, qui sont essentiellement des femmes mal rémunérées, qui ont un travail pénible à la fois psychologiquement et physiquement. Mais aussi une souffrance des enfants, parce que quand le système dysfonctionne, une des conséquences est la maltraitance institutionnelle. Dans certains cas très graves, les enfants peuvent subir des maltraitances physiques, mais dans ce qui est malheureusement le plus répandu, ils subissent une maltraitance qui est le fait de renier leurs besoins : ne pas respecter leur rythme, ne pas assurer leur sécurité affective, ne pas leur assurer un cadre rassurant et sécurisant qui permette leur développement. Donc, partant de là, il fallait agir pour ne pas laisser un service public s’effondrer et ne pas laisser ces professionnels et ces enfants subir cette situation avec une grande détresse.
De quand date l’ouverture des crèches aux investisseurs privés ?
L’ouverture du secteur au privé remonte à vingt ans. À ce moment-là a été décidé non seulement que les acteurs privés lucratifs pouvaient bénéficier des mêmes subventions publiques que les associations et que les collectivités territoriales, mais aussi la création d’un crédit d’impôt pour pouvoir bénéficier aux entreprises de crèche. Ce crédit d’impôt, c’est le crédit d’impôt famille. Lorsqu’une entreprise réserve un berceau pour un de ses salariés, ce crédit permet de prendre en charge les trois quarts de ses dépenses. On a ici un dispositif qui est typiquement néolibéral : il ne se contente pas de faire reculer le secteur public pour laisser le privé se développer, puisque la puissance publique va même intervenir pour organiser le marché et créer un cadre favorable au développement du secteur privé, notamment en le subventionnant très fortement. C’est donc ça qui explique que l’ouverture au privé, qui date d’il y a vingt ans, s’accélère depuis une dizaine d’années. Et ce qu’il faut savoir aujourd’hui, c’est que 80 % des places de crèche qui ont été ouvertes ces dix dernières années l’ont été par des acteurs privés lucratifs.
La logique financière peut maltraiter les enfants en réduisant leur ration.
Ce système des crèches lucratives peut-il être comparable à celui des Ehpad et d’Orpea ?
Oui, le parallèle est évident. Le secteur des crèches privées lucratives est à la fois hyper développé (80 % des ouvertures ces dix dernières années)(1), hyper concentré (quatre grands groupes qui gèrent les trois quarts des berceaux du secteur privé lucratif) et aussi hyper financiarisé. C’est ça qui a été la bascule de ces dernières années. Tous ces grands groupes sont liés directement ou indirectement à des fonds d’investissement. Or, un fond d’investissement exige un haut niveau de rentabilité, va mettre sous pression les entreprises et ça se traduit sur le terrain.
Mise à jour le 15 décembre : Et non 20 % comme écrit initialement.
C’est ça qui fait que le parallèle avec le secteur des Ehpad est tout à fait pertinent. Ce qu’on voit sur le terrain, dans les entreprises de crèche, c’est que la pression financière pousse à faire des coupes budgétaires dans la masse salariale, à faire des économies de bouts de chandelle sur l’alimentation, sur les produits d’hygiène, etc. Et ce sont les professionnels et les enfants qui en paient le prix. Je vais vous donner un exemple très concret : un de ces grands groupes, les Petits chaperons rouges, avait mis en place il y a quelques années un système de primes pour faire des économies sur les repas, sur l’alimentation des petits.
Résultat : des directeurs d’établissements commandaient un nombre de repas toujours légèrement en dessous du nombre de bébés inscrits dans la crèche et en misant sur de potentielles absences. Sauf que quand par malheur, il n’y avait pas de bébés absents, ils se retrouvaient obligés de découper les portions pour pouvoir donner à manger à tout le monde. Voilà donc un exemple de comment cette logique financière, par la façon dont elle se traduit sur le terrain, peut maltraiter les enfants en réduisant leur ration et en les empêchant de manger à leur faim.
Lors de la constitution de cette commission, le poste de rapporteur ou de président ne vous a pas été attribué. Pourtant, la loi prévoit que la fonction revienne à un membre de l’opposition. Pourquoi ce rôle a-t-il été donné à une députée Renaissance ?
Cette commission d’enquête a été lancée par un vote de l’Assemblée nationale. La résolution que j’ai déposée, demandant à créer la commission d’enquête, a été adoptée par les députés et c’est ça qui permet son lancement. Ce qui s’est passé hier à la réunion constitutive de la commission, c’est tout simplement un sabordage. La Macronie ne voulait pas de cette commission d’enquête. Ils se sont battus bec et ongles pour empêcher son lancement. Malgré ça, ils ont perdu le vote dans l’hémicycle. Et donc maintenant ils ont magouillé, ils ont trouvé un moyen de la vider de son contenu. Ce moyen, ça a été de nommer aux deux postes clés de la commission (président et rapporteur) deux députés qui s’étaient prononcés clairement contre la création de la commission d’enquête.
La marchandisation de tous les âges de la vie, y compris de la petite enfance, c’est le projet politique de la Macronie.
Rendez-vous compte, ceux qui vont piloter cette commission d’enquête, ce sont des députés qui depuis des mois se battent contre sa création ! En plus, ce sont deux députés pro-crèche privée lucrative, et on le voit d’une façon très claire : quand on regarde depuis an et demi l’activité parlementaire de ces députés sur la question des crèches, l’essentiel de leur action a été de déposer des amendements suggérés par la Fédération française des entreprises de crèche, c’est à dire par le lobby des crèches privées. Je trouve ça à la fois grave du point de vue démocratique, parce que le vote de l’Assemblée nationale, dans son esprit, n’a pas été respecté. À mon sens, les travaux de cette commission d’enquête sont en grande partie décrédibilisés. Mais il faut dire aussi que c’est un grand moment de pédagogie sur le projet politique de la Macronie et les moyens qu’ils mettent en œuvre pour le tenir.
La majorité veut absolument défendre le secteur des crèches privées lucratives, car la marchandisation de la société, la marchandisation de tous les âges de la vie, y compris de la petite enfance, c’est leur projet politique. Ils n’acceptent pas l’idée qu’il y ait une commission d’enquête qui puisse révéler les scandales, la mauvaise utilisation de l’argent public par ces entreprises de crèche, car c’est pour eux un obstacle au développement de leur projet politique. Alors ils font tout pour enterrer l’affaire, pour saborder cette commission d’enquête qui pour eux est gênante.
Quelle est votre marge d’action pour éviter que la commission ne perde de sa substance ?
Je peux vous dire qu’on ne se laissera pas faire. On va continuer à travailler, un pied dedans, un pied dehors. Je reste membre de cette commission d’enquête, donc tout ce que je pourrai faire pour faire bouger les lignes à l’intérieur, je le ferai. Et puis on aura aussi un pied dehors, c’est à dire qu’on fera une commission d’enquête citoyenne, avec les parents, avec les professionnels des crèches. On enquêtera à notre façon et on ne lâchera pas l’affaire parce que ce qui se passe dans le secteur des crèches en général et dans le privé, lucratif en particulier, est trop grave pour qu’on baisse les bras.
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