Affaire Geneviève Legay : un commissaire aux abois sur le banc des accusés
Le commissaire Rabah Souchi comparaissait devant le tribunal correctionnel de Lyon les 11 et 12 janvier. Il lui est reproché d’avoir ordonné à Nice, en 2019, une charge policière ayant causé de graves blessures à la manifestante Geneviève Legay.
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« Quand le pouvoir est en minorité, il fait usage de pratiques répressives » Réforme des retraites : condamnés pour dépôt d’ordures « Manif » en camion près de l’Élysée : l’absurde procès de deux militants CGTC’est sur une affaire devenue tristement banale que le tribunal correctionnel de Lyon doit se prononcer. Des manifestants, une charge des forces de l’ordre, une femme gravement blessée, des versions qui se contredisent et des images accablantes. Les faits remontent au 23 mars 2019. Ce jour-là, les gilets jaunes appellent à un rassemblement national à Nice, à la veille d’une visite du président de la République française, Emmanuel Macron, et de son homologue chinois, Xi Jinping.
La préfecture décide d’interdire les manifestations dans un certain périmètre, dont la place Garibaldi. Le rassemblement a quand même lieu, dans le calme, et peu après 11 heures, le directeur départemental de la sécurité publique (DDSP), Jean-François Illy, demande que la foule soit dispersée. Les forces de l’ordre chargent, renversant au passage Geneviève Legay, 73 ans, et son drapeau arc-en-ciel « paix ».
Cette militante de longue date d’Attac souffre de fractures du crâne et d’hémorragies intracrâniennes. Elle restera deux mois à l’hôpital. Près de cinq ans après les faits, Geneviève Legay n’a pas retrouvé sa vie d’avant. « Je suis malvoyante, je ne tiens pas vraiment debout, j’ai perdu le goût, l’odorat et une partie de l’audition, énumère-t-elle à la barre avec difficulté. Je suis vraiment diminuée et dépendante. C’est difficile à accepter. »
Le maintien de l’ordre décortiqué
Pour la première fois, c’est la personne qui a ordonné cette charge qui est sur le banc des accusés : le commissaire divisionnaire Rabah Souchi. Cette charge était-elle nécessaire et proportionnée ? Quelles sont les responsabilités de chacun dans cette affaire ? Tout au long de cette audience de deux jours, le maintien de l’ordre de ce 23 mars 2019 a été décortiqué, depuis son élaboration jusqu’au moindre rouage de la chaîne de commandement.
Longuement interrogé par la présidente du tribunal, Birigtte Vernay, le commissaire Souchi, droit, presque martial, ne cesse de se retrancher derrière la loi, égrenant les articles avec une application irritante. Et de charger le major Michel Vouriot, de la compagnie départementale d’intervention (CDI), qui a bel et bien poussé Geneviève Legay. Celui-ci n’a pas été mis en examen mais placé sous statut de témoin assisté, les juges d’instruction ayant estimé qu’il n’était qu’un exécutant de l’ordre donné par le commissaire Souchi. Lors de son audition, le capitaine de la CDI, Grégory Bastien, a affirmé que le commissaire Souchi avait directement ordonné à ses hommes de charger, sans passer par lui comme il est prévu réglementairement. Seuls les gendarmes mobiles ont refusé d’avancer.
À son tour, le commissaire Souchi affirme n’avoir fait qu’obéir aux ordres du directeur départemental de la sécurité publique (DDSP), absent à l’audience tout comme le préfet de l’époque, Georges-François Leclerc, qui vient de rejoindre le tout nouveau ministère de la Santé, du Travail et des Solidarités. Le commissaire Souchi se serait-il fait lâcher par sa hiérarchie ? L’intéressé réfute, mais lâche quand même qu’il aurait voulu que « le DDSP ait le courage de venir pour assumer ses instructions ». Il insiste : le geste du major Vouriot était « un comportement individuel », qui n’avait « rien à voir » avec son ordre.
Charge « inutile » et « incohérente »
Peu clair dans ses explications, le commissaire s’embourbe. « Je ne suis pas une racaille », finit-il par lâcher en guise d’ultime défense. Son avocat, Laurent-Franck Liénard, spécialisé dans la défense des policiers, tente quelques questions sur sa famille modeste et ses dix frères et sœurs, probablement pour atténuer la froideur inflexible de son client. Il s’accroche à la théorie de la brebis galeuse : le major Vouriot serait seul responsable des dommages causés à Geneviève Legay.
« L’affaire Legay est sans précédent, il y a enfin un donneur d’ordres sur le banc des accusés », se réjouit Lou Chesne, porte-parole d’Attac, partie civile au procès. À deux pas du tribunal, à la Bourse du travail, se tenait en parallèle une journée de tables rondes organisées par Attac sur le thème des violences policières dans les quartiers populaires et de la répression des mouvements sociaux. À la tribune, des gilets jaunes, des familles de victimes de violences policières, des syndicats et des personnalités politiques.
La salle n’a pas désempli de la journée. La violence policière dont a été victime Geneviève Legay fait écho à celles endurées par de nombreux gilets jaunes lyonnais : Mélodie, blessée à la jambe en février 2019, le jeune Alix, qui a pris un LBD en pleine tête le 7 mars 2020 ou encore Frédéric, matraqué le même jour… Fait rare : en novembre 2022, le tribunal de Lyon a condamné à un an de prison avec sursis deux policiers de la BAC accusés d’avoir tabassé un jeune homme en décembre 2019, en marge d’une manifestation. Dans les quartiers populaires, les dossiers de violences policières patinent.
Les familles de Mehdi Bouhouta, Joaïl Zerroukhi ou encore Wissam El-Yamni se battent depuis plusieurs années contre le classement sans suite et l’oubli. Alors, Attac a souhaité faire du procès Legay celui de « toutes les violences policières ». « On sait bien que les violences policières ne sont pas nées avec les gilets jaunes, précise Lou Chesne. Or, toutes les victimes de violences policières n’ont pas le droit ni les moyens d’avoir un procès, en particulier dans les quartiers populaires qui sont en première ligne. »
Arié Alimi et Mireille Daminao, les avocats des parties civiles (Geneviève Legay, Attac et Arthur Blais, un journaliste touché aussi) rappellent l’importance de ce dossier pour les familles de victimes de violences policières. Dans la salle, les proches de Lamine Dieng et Cédric Chouviat, décédés aux mains de la police respectivement en 2007 et en 2020, ont fait le déplacement. La première affaire a été classée sans suite en 2017, l’instruction de la deuxième est en cours. Le vice-procureur Alain Grellet, habitué des dossiers de violences policières, estime que la charge ordonnée par le commissaire Souchi était « inutile » et « incohérente tactiquement ». Il requiert six mois avec sursis.
En maintien de l’ordre, le donneur d’ordres peut-il être tenu pénalement responsable des conséquences de ses instructions ? Nul doute que si le tribunal correctionnel de Lyon répond à cette question par l’affirmative, certains y penseront à deux fois avant les prochaines charges. La décision sera connue le 8 mars.
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