Christophe Dettinger, gilet jaune en liberté si conditionnelle
L’ancien champion de boxe, devenu une icône pour les gilets jaunes, peine à retrouver une vie normale depuis cet acte 8, début 2019, où il a frappé deux gendarmes.
dans l’hebdo N° 1792 Acheter ce numéro
Il est bien rare qu’un destin se joue en une poignée de minutes. Il y a cinq ans, le 5 janvier 2019, sur la passerelle Léopold-Sédar-Senghor, à Paris, le cours de la vie de Christophe Dettinger prend ce tournant fulgurant. Le genre de virage qui marque l’existence à jamais. À l’époque, les directs des chaînes d’info tournent en boucle sur la manifestation du jour. Ce samedi, c’est l’acte 8 des gilets jaunes. Soudain, la France découvre cet inconnu tout juste familier des habitants d’Arpajon (Essonne) et des amateurs de boxe. Une discipline pour laquelle il fut sacré champion de France des lourds-légers onze ans plus tôt. L’homme est grand, élancé, porte les cheveux coupés à ras, un long manteau d’hiver, des gants. En moins d’un quart d’heure, deux gendarmes mobiles rencontrent les phalanges de Christophe Dettinger.
Le premier vient de frapper Gwenaëlle, une manifestante, au sol (1). Le natif de Massy s’interpose avant que d’autres coups pleuvent. Le gendarme s’écroule à son tour. Christophe Dettinger lui inflige plusieurs coups de pied. La scène, violente, est filmée, comme une autre séquence où on le voit enchaîner des directs à un second gendarme. Elle constituera une pièce centrale lors du procès du manifestant tenu un mois plus tard, où il sera condamné à douze mois de prison au régime de la semi-liberté, assortis de dix-huit mois de sursis. « Je me sens encore coupable », confie Gwenaëlle à Politis. Même si elle sait qu’au fond, ce n’est pas le cas, elle ne peut s’empêcher de se répéter : « Tout ce qui lui arrive depuis, c’est de ma faute. »
La plainte de Gwenaëlle, déposée à l’hiver 2019, a été classée sans suite, nous confirme son avocat, Me Philippe de Veulle.
Cinq ans plus tard, Politis a retrouvé la trace de cet homme devenu un symbole malgré lui. Celui du gars du coin qui a osé répondre aux violences policières, le type qui a laissé sa colère s’exprimer face aux inégalités et au coût de la vie. Depuis la fin de sa peine, à l’été 2019, « Dettinger » comme il est surnommé parmi les irréductibles du mouvement, enchaîne les galères. Devant lui, les portes se ferment tour à tour. Il dit subir au quotidien les assauts discrets d’un adversaire bien plus gros que lui. Un compétiteur hors catégorie, l’État et son administration qui n’a de cesse de lui mettre des bâtons dans les roues.
« J’ai compris que la société se dégradait »
Arpajon, 14 heures 30. Christophe Dettinger nous a donné rendez-vous chez un ancien collègue où il vit depuis quelque temps. À la gare, on serre la pince à un gaillard au regard doux. Ses cheveux ont poussé. Il s’est laissé grandir la moustache. « Ça me donne un air gentil », laisse-t-il échapper d’une timidité qui contraste avec sa silhouette imposante. « Gentil », « serviable », « le cœur sur la main ». Des qualificatifs qui reviennent de sa bouche comme dans celle de ceux qui ont croisé la route de ce père de famille de trois enfants. Christophe Dettinger n’est pas Dr Jekyll et Mr Hyde. Si l’homme est de nature calme, il assure n’avoir « jamais mis les gants pour le plaisir de taper ». « C’est un vrai pacifique », dit de lui Sylvie, sa sœur cadette.
Si mon voisin n’arrive pas à s’en sortir, je veux l’aider. Je ne peux pas contrôler ça, c’est plus fort que moi
À Massy, où il a grandi, et à Arpajon, où il a passé une grande partie de sa vie, il est vu comme celui qui n’hésite pas à faire des extras, à aider au marché, à emmener les petits au sport, à monter les stands pour les kermesses. « Si mon voisin n’arrive pas à s’en sortir, je veux l’aider. Je ne peux pas contrôler ça, c’est plus fort que moi », explique le gardien de gymnase devenu agent de voirie, presque gêné d’évoquer ce trait de caractère. Avant que le mouvement ne démarre en 2018, Christophe Dettinger remarque quelque chose qui coince.
Lui qui a toujours su se maintenir, en cumulant plusieurs boulots, y compris le week-end, note que le panier de son entourage se vide peu à peu. « Je le voyais au marché : en dix ans, les gens sont devenus pauvres. Je me suis rendu compte que le mec lambda est un mec qui galère. La société se dégradait devant mes yeux », analyse-t-il. Cet indélébile sentiment de déclassement général le poursuit jusqu’à ce que les gilets jaunes s’organisent.
« Le seul droit qu’on avait, c’était de se faire casser la gueule »
Tout commence dans sa voiture. « La mère de mes enfants était partie faire les courses. Je suis sur le parking. J’écoute un mec sur Facebook qui appelle à déposer un gilet jaune sur le tableau de bord pour dire stop à la vie chère. Ça m’a tout de suite causé. » Carine, sa compère de toujours, l’emmène à un barrage routier qui s’organise entre Boissy-sous-Saint-Yon et Étréchy (Essonne), le 17 novembre. C’est la première action politique de leur vie. « C’était compliqué, les gens gueulaient », confie sa meilleure amie. Mais quand même. Une petite révolution dans des vies bien compartimentées. Christophe Dettinger est pris de passion pour ce mouvement qui grossit contre ce qui le dégoûte : les inégalités.
Il est pris de passion pour ce mouvement qui grossit contre ce qui le dégoûte : les inégalités.
Les samedis qui suivent se passent à la capitale. Il y découvre une autre réalité : les violences policières. « Nous n’avions plus le droit de manifester. Le seul droit qu’on avait, c’était de se faire casser la gueule », se rappelle-t-il, encore marqué par cette « répression d’État ». Aujourd’hui, il hésite encore à participer à des rassemblements de gilets jaunes. À peine passe-t-il aux symboliques manifestations des mutilé·es. Le sursis, la peur de la perte de contrôle, après cinq ans à se politiser au gré de sa nouvelle précarité et de ses soutiens qui l’ont aidé, « tous à gauche, en réalité ».
La brutalité des forces de l’ordre blesse au cœur celui qui n’avait jusqu’alors pas grand chose à reprocher à l’administration, qu’il sert comme fonctionnaire depuis 2005, et au drapeau, dont il porte les couleurs à plusieurs reprises au sein de l’équipe de France de boxe.
Depuis sa condamnation en février 2019, et sa libération pour bonne conduite durant l’été qui suit, cette relation avec les institutions continue de se gripper. Pire, celles-ci ont l’air de se venger. Comme si Christophe Dettinger avait été dévasté par sa propre réputation. Adulé par les gilets jaunes, pisté par les médias, il se dit détesté par ce « pouvoir », qu’il soit institutionnel ou professionnel, qui chercherait sa punition à perpétuité. La douloureuse rançon d’un engagement impulsif. Premier caillou dans la chaussure : la municipalité d’Arpajon qui lui cherche des noises à peine son régime de semi-liberté terminé. On lui reproche ses passages à la télé. Un mois d’exclusion. S’en suivent des mises au placard et un conflit ouvert avec sa direction, jusqu’au départ.
Destin brisé
« Le boxeur des gilets jaunes », « Le Gitan de Massy » : les surnoms médiatiques sont des cicatrices inguérissables. Elles gênent celui dont la famille, issue de la communauté semi-nomade yéniche, a fait du mot discrétion une règle de vie. « Depuis la guerre et la déportation, il a toujours fallu rester prudent sur nos origines. Petit, je préférais rentrer à pied pour pas que les gens voient où j’habite. » Une exposition qui l’empêche de trouver du boulot. « J’ai essayé de changer de collectivité, je passe des entretiens et puis, à la dernière étape, ça coince. On me dit que mon nom dérange, que ‘ça passe pas là-haut’ », décrit-il, perdu. Il passe aujourd’hui tant bien que mal une formation pour conduire des poids lourds, après avoir eu des difficultés pour obtenir son statut d’autoentrepreneur.
Aujourd’hui, il me semble détruit. Il le dit, parfois.
Carine
Cette réputation éclabousse aussi sa famille. Sa sœur, qui travaille comme assistante de gestion dans la finance, en a fait les frais : « Quand mes collègues ont su pour Christophe, ils m’ont dit : alors Sylvie, toi aussi t’es une manouche ? » Ses filles aînées peinent à comprendre son engagement. Voir leur nom partout les intimide. Pour l’instant, en tout cas. Son couple, si soudé au moment des gilets jaunes, s’est brisé. Il a perdu sa maison.
D’un côté, sa rage d’un instant continue d’être glorifiée par de nombreux gilets jaunes, voyant en « Dettinger » quelqu’un qui a « fait ce que personne n’osait faire », comme dit sa sœur. De l’autre, elle le poursuit comme une malédiction. « Ce moment a gâché sa vie », regrette-t-elle. La preuve de cette contradiction : ses cagnottes de soutien. La première, lancée sur la plate-forme Leetchi en janvier 2019, avait recueilli pas moins de 145 000 euros en deux jours. Elle a été fermée. L’argent est gelé et les trois millions d’euros que réclamait le gilet jaune pour dommages et intérêts n’ont pas été accordés. La seconde, ouverte en septembre dernier, a connu le même destin.
Les aides disparaissent, s’évanouissent dans les procédures immatérielles. Sa demande de prêt à la consommation ? Refusée. Son compte CPF ? Inaccessible. Ses demandes APL ? Bloquées. « Ce sont plein de petits obstacles, ils sont pas insurmontables, mais ça prend du temps pour les lever », explique-t-il, usé. « L’État veut lui prendre quoi d’autres ? Il n’a plus rien », dénonce sa sœur. « Aujourd’hui, il me semble détruit. Il le dit, parfois », assure Carine. « Non mais, à part ça, ça va », préfère philosopher l’intéressé. Espérons que personne ne lui fasse payer son optimisme.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don