« La rémunération du travail des paysans est au cœur de la colère »
Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne, revient sur la mobilisation aux revendications multiples du monde de l’agriculture, en France et en Europe. Pour elle, il faut dénoncer clairement l’ultralibéralisme et les politiques publiques mises en place.
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Contre le libre-échange agricole, la sécurité sociale alimentaire Sur l’A15 avec les agriculteurs, entre détermination et connivence Converger sans la FNSEA, mission impossible ? Crise agricole : l’extrême droite sort les bottes, la gauche les ramesLa grogne est devenue colère. Depuis quelques semaines, les agriculteurs se révoltent dans plusieurs pays d’Europe : Pays-Bas, Roumanie, Pologne, Royaume-Uni, Allemagne… En France, des petits gestes de « ras-le-bol » sont apparus dès l’automne : les panneaux d’entrée de nombreuses villes étaient retournés, afin de montrer que, pour le monde agricole, « on marche sur la tête ». Cette initiative pour créer le buzz sans gêner a été lancée par la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) et les Jeunes Agriculteurs (JA) du Tarn, puis s’est propagée dans toutes les campagnes.
La Confédération paysanne rejoint officiellement la mobilisation des paysan·nes. Le comité national a finalement décidé « d’appeler l’ensemble des structures départementales à exprimer leur solidarité au mouvement, à se mobiliser et à porter des solutions durables de sortie de crise et de système ». Deux mots d’ordre : un revenu digne et rompre avec le libre-échange . Le syndicat demande à ne pas se tromper de cible car « la demande de la majorité des agriculteurs et agricultrices qui manifestent est bien celle de vivre dignement de leur métier, pas de nier les enjeux de santé et de climat ». Des mobilisations sont déjà prévues dans plusieurs départements dès demain, notamment en Loire-Atlantique, dans le Var, le Rhône, le Calvados, ou encore dans les Pyrénées-Orientales.
La mobilisation s’est durcie mi-janvier, notamment en Occitanie avec le blocage de l’A64 par des centaines de tracteurs et de camions. La FNSEA a annoncé des actions dans près de 85 départements d’ici à la fin de cette semaine. Les raisons de la colère sont nombreuses et complexes : la hausse progressive de la fiscalité sur le gazole non routier (GNR), la flambée des coûts de production, la concurrence des importations ukrainiennes, le poids des démarches administratives… Et, pour certains, les nouvelles réglementations pour la protection de l’environnement ajoutent des difficultés dans leur quotidien.
D’ailleurs, des bâtiments liés aux politiques écologiques ont été ciblés lors des mobilisations, comme la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) à Carcassonne, soufflée par une explosion. Des tags « CAV », le Comité d’action viticole, ont été retrouvés sur les murs. Pour Laurence Marandola, porte-parole du syndicat de la Confédération paysanne, la mobilisation massive pour réclamer un revenu décent et digne est légitime. Mais elle dénonce les tentatives de détournement des causes des difficultés des paysans pour dénigrer la transition écologique du monde agricole.
Pourquoi la colère du monde agricole surgit-elle aujourd’hui ?
Laurence Marandola : Cette colère apparaît publiquement depuis quelques jours mais ce n’est pas une surprise. On l’a vue venir depuis des mois. Même s’il y a beaucoup de revendications très différentes (difficultés sanitaires avec la maladie hémorragique épizootique qui touche les élevages bovins, la grippe aviaire, les conséquences des tempêtes, les normes…), il y a un dénominateur commun : la question du revenu et de la rémunération du travail des paysans. Nous sommes effectivement dans un contexte global marqué par des crises, des difficultés environnementales, géopolitiques, mais surtout économiques qui engendrent des inégalités.
Des décennies d’ultralibéralisation de l’agriculture et de l’alimentation ont affaibli la protection commerciale, la régulation des marchés. À chaque fois, le travail des paysans et le prix des produits sont la variable d’ajustement : 200 fermes disparaissent chaque semaine en France ! Derrière ce chiffre, ce sont des femmes et des hommes qui ont travaillé dur, toute leur vie, et qui se retrouvent condamnés à arrêter. Ces politiques d’ultralibéralisme s’accentuent et les livrent de plus en plus à une concurrence acharnée. Tous les matins, des agriculteurs dans notre pays s’agrandissent et absorbent la ferme de leur voisin. C’était presque écrit qu’on en arriverait là tôt ou tard, en France, en Europe, et probablement partout dans le monde.
Le travail des paysans et le prix des produits sont la variable d’ajustement.
La Confédération paysanne soutient-elle pleinement le mouvement des agriculteurs ?
Nous nous associons pleinement à cette colère pour dénoncer les difficultés des paysans. Mais nous estimons qu’il faut aussi regarder les choses en face avec beaucoup de courage, et dire clairement que ce sont les politiques économiques qui nous ont conduits à cette situation, que ce soit l’ultralibéralisme mais aussi les politiques publiques agricoles, qui ont largement favorisé des inégalités au sein du monde agricole. La PAC soutient fortement certaines filières, un type précis d’agriculture et en abandonne complètement d’autres. Par exemple, la filière fruits et légumes n’est pas du tout soutenue par les pouvoirs publics, alors qu’elle est très soumise aux aléas climatiques, et pas protégée des règles de la concurrence avec des importations massives européennes.
Toutes ces politiques ont été menées par les gouvernements français successifs, également en grande partie par l’Union européenne, et en forte connivence avec le syndicat majoritaire, la FNSEA. Pour corriger cela, il faut complètement infléchir notre vision de l’agriculture, et se décider enfin à protéger l’agriculture, ce qui signifie des mesures de protection du travail de nos paysans mais aussi de ceux des pays tiers, et pas un repli sur soi prôné par l’extrême droite.
La Confédération paysanne a été reçue à Matignon et au ministère de l’Agriculture. Quelles sont vos revendications ?
Tout d’abord, l’arrêt total des négociations autour des accords de libre-échange : celui toujours en négociation, le Mercosur, mais aussi revenir sur ceux qui viennent d’être souscrits, notamment celui avec la Nouvelle-Zélande, et ne pas ratifier le Ceta entre l’UE et le Canada. Cela montrerait une vraie volonté européenne d’arrêter de favoriser la concurrence, la compétitivité écrasante pour les paysans de tous les pays. Ensuite, nous demandons l’inscription dans la loi de l’interdiction d’achat en dessous du prix de revient. Le prix de revient représente les coûts de production, le prix de l’énergie – qui ont fortement augmenté – mais il doit aussi prendre en compte la rémunération de notre travail.
Il faut l’inscrire noir sur blanc, car on voit bien aujourd’hui l’incapacité du gouvernement à faire respecter les prix plancher, et les échecs des lois Egalim. Notre troisième point porte sur les normes. Il y a une confusion entre la simplification administrative et la suppression des normes. Simplifier le contrôle, la gestion des normes, c’est indispensable. Mais les normes garantissent aussi de la protection de notre santé, des sols, de l’eau, ainsi que de la protection sociale. Moins de normes n’engendrera pas nécessairement plus de revenus ! Nous réfutons le discours simpliste et populiste qui tente de faire croire qu’avec moins de normes, tout ira mieux.
Nous réfutons le discours simpliste et populiste qui tente de faire croire qu’avec moins de normes, tout ira mieux.
Pourtant, les premières voix se sont élevées contre les normes environnementales, françaises et européennes (le Pacte vert européen, l’obligation de zone des jachères, problèmes d’irrigation). Comment sortir de cette opposition délétère entre monde agricole et protection de l’environnement ?
Pour nous, ce discours est une forme d’instrumentalisation. Je pense que la FNSEA voulait réellement construire une mobilisation autour du sujet des normes et du rejet des contraintes environnementales. Je suis paysanne en Ariège, je vois très bien ce qu’il se passe dans cette région : les gens qui sont en tracteur parlent énormément de leurs revenus ! Donc ce n’est pas tout à fait le même discours que celui tenu par le patron de la FNSEA. On ne peut pas se dire : « Faisons d’abord en sorte d’avoir de bons revenus et ensuite on fera des normes. » Pour nous, il faut en même temps des normes adaptées et du revenu.
Si on avait des prix corrects, je suis certaine que la majorité des paysans s’engageraient volontiers dans la transition écologique, à condition d’être accompagnés. On l’a vu récemment avec les mesures agroenvironnementales et climatiques ! Un engagement massif au printemps 2023 pour souscrire à ces mesures, pour faire ces transitions en étant accompagnés. Et ceux qui n’étaient pas au rendez-vous, c’étaient le gouvernement et le budget de la PAC.
La réaction politique au niveau français est-elle à la hauteur, selon vous ?
Les problèmes évoqués sont nombreux et très complexes, ce ne sera pas résolu en quelques jours. Par contre, le gouvernement peut envoyer rapidement des signaux forts, notamment sur le projet de loi sur l’installation des nouveaux agriculteurs qui a été reporté. Le texte était assez peu ambitieux et incomplet, donc nous espérons que cette décision permettra de revenir dessus sérieusement et rapidement. Nous sommes prêts à attendre six semaines si c’est pour y ajouter des mesures fortes sur la rémunération, sur le prix, sur le renouvellement des générations, sur l’accès au foncier. Je ne suis pas capable de dire jusqu’à quand les agriculteurs resteront dans la rue, mais si tout le monde devait rentrer chez lui sans rien, il est certain que des drames se joueront dans l’isolement des fermes, et la colère ressurgira tôt ou tard.
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