Crise agricole : l’extrême droite sort les bottes, la gauche les rames
Face à ce mouvement de contestation insaisissable, la gauche cherche à se faire entendre tandis que l’extrême droite tente de capitaliser sur des positions démagogiques. Le moment politique est crucial, car le monde agricole représente un vaste vivier de voix.
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Contre le libre-échange agricole, la sécurité sociale alimentaire Sur l’A15 avec les agriculteurs, entre détermination et connivence Converger sans la FNSEA, mission impossible ? « Nous ne pouvons plus vivre de notre travail »C’est peut-être un point de bascule dans le second quinquennat d’Emmanuel Macron. Le mouvement de colère des agriculteurs né dans le Sud-Ouest s’est étendu un peu partout en France. Les blocages des autoroutes et les barrages des ronds-points se sont multipliés. D’autres secteurs sont en train de rejoindre la contestation, comme les pêcheurs, qui se retrouvent dans les principales revendications du mouvement : une plus juste rémunération, des aides d’urgence et la critique de normes toujours plus nombreuses. Le gouvernement est sommé de réagir.
Depuis une ferme de Montastruc-de-Salies, en Haute-Garonne, Gabriel Attal prend la parole ce vendredi 26 janvier. Derrière une botte de paille en guise de pupitre, le Premier ministre annonce l’annulation de la hausse de la taxe sur le gazole non routier agricole, dix mesures de « simplification immédiate », comme la facilitation du curage des cours d’eau ou la réduction des délais de recours contre les projets agricoles, 50 millions d’euros pour l’agriculture biologique et des sanctions pour trois entreprises (sans les nommer) qui ne respectent pas les lois Egalim visant à protéger le revenu des agriculteurs dans le cadre des négociations avec les industriels et les supermarchés.
Le coup de com ne prend pas. Quelques heures après ces annonces, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), le syndicat majoritaire du secteur et principal interlocuteur du gouvernement, la très droitière Coordination rurale ainsi que la Confédération paysanne, syndicat défendant l’agroécologie, affirment que leur lutte doit continuer. Terrible aveu de faiblesse : le gouvernement doit annoncer des mesures complémentaires, inconnues au moment de boucler cette édition.
6 à 8 % du corps électoral
À cinq mois des élections européennes, les oppositions comprennent très vite que le moment est opportun. Car cette profession représente 6 à 8 % du corps électoral. Historiquement de droite, le vote des agriculteurs s’est porté massivement vers Emmanuel Macron en 2022. Si l’on en croit le sondage de l’Ifop commandé par la FNSEA en mars 2022, il était promis au chef de l’État 30 % de leurs votes. Loin devant Valérie Pécresse (13 %), Éric Zemmour (12 %) et Marine Le Pen (11 %). En clair, tout le monde sait qu’un vivier de voix est à conquérir. Conscient que ce moment politique peut être décisif pour incarner la suite d’Emmanuel Macron en 2027, le Rassemblement national (RN) veut installer un match contre l’exécutif.
L’extrême droite voit dans cette révolte bouillonnante un moyen de légitimer ses positions anti-européennes.
« Le gouvernement ne comprend pas ce qui lui arrive. Il n’apporte aucune réponse claire après une semaine de silence, ça en dit long sur son état de déconnexion. Il ne comprend pas l’embrasement de cette France profonde. C’est un peu comme un lapin pris dans les phares d’une voiture. Nous, ça fait des années qu’on dit qu’il y a un problème. Ça fait des mois qu’on alerte le gouvernement sur le fait que le monde agricole est en ébullition. Ce qu’on craignait vient d’arriver », développe Grégoire de Fournas, député RN de Gironde, qui assure que son groupe à l’Assemblée était prêt à s’abstenir sur le dernier projet de loi de finances si le gouvernement avait accepté de supprimer la hausse de la taxe sur le gazole non routier.
L’extrême droite voit dans cette révolte bouillonnante un moyen avant tout de légitimer ses positions anti-européennes. En déplacement à Queyrac, en Gironde, le 21 janvier, Jordan Bardella, le président du RN, veut creuser l’écart avec le camp présidentiel, qu’il devance d’une dizaine de points dans les sondages en vue des européennes. Il tente de se positionner en défenseur de cette « France des oubliés » étouffée par les choix politiques décidés à Bruxelles par des « élites » déconnectées. Un discours aux forts accents complotistes. Mais surtout très opportuniste.
Car, au Parlement européen, Jordan Bardella vote avec son groupe la politique agricole commune (PAC) 2023-2027, qui détermine les conditions d’attribution des subventions européennes aux agriculteurs. Il vote contre le plafonnement de ces aides pour une plus juste répartition entre les petites exploitations. Il s’abstient lors du vote rejetant l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur. Qu’importe. Le parti mariniste s’aligne désormais sur les revendications du mouvement pour défendre la sortie des traités de libre-échange et la fin de « ces normes environnementales qui sont imposées [aux agriculteurs] dans une logique de décroissance agricole tout en les laissant en concurrence avec la terre entière », selon les mots de Grégoire de Fournas. En clair, on pointe avant tout cette écologie qui serait, selon eux, « punitive ».
Retard à l’allumage
La gauche, première responsable de la situation des agriculteurs ? Le gouvernement n’hésite pas non plus à reprendre l’argumentaire. Mardi 23 janvier, lors des questions au gouvernement, Gabriel Attal a très franchement ciblé les rangs des écologistes : « Parfois vos larmes pour les agriculteurs ressemblent à des larmes de crocodiles. » « Les syndicats majoritaires pointent du doigt l’écologie punitive. Et ce discours est appuyé par [le ministre de l’agriculture] Marc Fesneau et Gabriel Attal. On se trompe de débat, répond Marie Pochon, députée écologiste de la Drôme. Est-ce qu’on veut protéger nos agriculteurs face à l’ultralibéralisme et aux cours internationaux ? Ou est-ce qu’on continue à ne rien faire alors que notre modèle atteint ses limites ? Le gouvernement est complètement déconnecté de ce qui se passe. »
Le vrai sujet, c’est la régulation économique. Pas les normes.
D. Potier
Il faut être clair : socialistes, écologistes, communistes et insoumis ne jouent pas sur leur terrain. Les positions productivistes de la FNSEA ont l’oreille du gouvernement. Et l’extrême droite laboure les classes rurales et paysannes depuis des années. Résultat ? La gauche peine à se rendre audible sur la question agricole. Certains regrettent même un petit retard à l’allumage. Lucides, tous les expartenaires de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) redoublent de propositions. « Le vrai sujet, c’est la régulation économique. Pas les normes », affirme Dominique Potier, député socialiste de Meurthe-et-Moselle en pointe sur la question agricole. Lui défend un moratoire sur tous les accords de libre-échange, une politique zéro tolérance sur l’importation de produits pouvant contenir des pesticides interdits en Europe et une grande loi foncière.
« Tout est lié »
« Les normes environnementales sont nécessaires pour la nature et la santé de tout le monde. La question, c’est de permettre aux producteurs de respecter ces normes tout en vivant dignement. C’est le discours qu’il faut tenir », abonde Aurélie Trouvé, agroéconomiste et députée LFI de la Seine-Saint-Denis. Sur le sujet, les insoumis veulent remettre dans les débats parlementaires leur texte garantissant des prix planchers sur l’achat de produits agricoles – une proposition de loi qu’ils défendaient déjà le 30 novembre lors de leur niche parlementaire et qui n’a pas été adoptée, à 6 voix près. François Ruffin souhaite la mise en place d’une exception agriculturelle française. Quant aux écologistes, ils plaident pour un plan d’annulation de la dette des agriculteurs pour favoriser la transition écologique, ou la sanctuarisation du prix des matières premières agricoles entre les industries agroalimentaires et les distributeurs.
Il faut surtout dire que la Macronie et l’extrême droite sont d’accord sur l’essentiel.
A. Trouvé
Réorientation de la PAC pour les petites structures agricoles, fin des accords de libre-échange, meilleure rémunération : en substance, toute la gauche est d’accord sur les remèdes à apporter pour mettre fin aux maux des agriculteurs. Et face à la colère venue des champs, là où la gauche a un ancrage territorial moins important que dans les zones urbaines, elle tente tant bien que mal d’occuper le terrain. « C’est un enjeu majeur. Nous faisons face à un gouvernement très parisien, technocratique, déconnecté et désincarné. Il se rend compte de cette réalité quand il y a une crise alors que ça vient de loin. La gauche doit mener le combat sur le terrain pour défendre la souveraineté alimentaire. Il ne faut pas laisser ce champ aux ennemis de la République », explique Sébastien Jumel, député communiste de Seine-Maritime.
Certains veulent réécrire le récit : celui d’une gauche défenseure de la ruralité face à un pouvoir parisiano-centré. « Il faut surtout dire que la Macronie et l’extrême droite sont d’accord sur l’essentiel. Leur réponse principale, c’est l’abaissement des normes et pas la rupture avec l’ordre néolibéral », estime Aurélie Trouvé. « Il faut s’attaquer de façon systémique à la question posée par le monde agricole. Mais aussi répondre plus globalement aux problèmes du monde rural : les déserts médicaux, l’absence de services publics. Tout est lié. Le gouvernement refuse de s’attaquer aux plus riches, ne veut pas s’engager dans plus de redistribution et ne souhaite pas aider les secteurs en difficulté », liste Christine Arrighi, députée écologiste de la Haute-Garonne. Un argumentaire suffisant pour convaincre un électorat en colère ?