En Allemagne, l’enfant terrible de l’extrême gauche fonde son parti
Sahra Wagenknecht, députée et figure de l’opposition en Allemagne, a officiellement lancé son parti politique, le BSW début janvier à Berlin. Un acte fondateur pour la « Mélenchon allemande » qui clôt une séquence de redéfinition politique de la gauche radicale outre-Rhin.
Sous les lettres en bois de la Bundespressekonferenz, dans son chemisier rouge feu, Sahra Wagenknecht se démarque. Deux mois et demi après son départ du parti Die Linke (« La Gauche ») avec neuf autres députés, elle a invité la presse allemande pour une réunion dont l’issue n’est plus un secret pour personne. Au milieu de ses membres fondateurs, qui lui ont préféré des costumes plus sombres, le ton est mesuré : « Mesdames et messieurs, ce matin nous fondons l’Alliance Sahra Wagenknecht – Raison et justice (BSW) » (1).
La conférence de presse est disponible sur la chaîne Youtube de la ZDF.
La création de BSW s’inscrit dans un contexte de contestations records contre la coalition « en feu tricolore » (2) conduite par Olaf Scholz. Pour ses fondateurs, BSW a la vocation de changer « fondamentalement l’éventail des partis allemands » et de proposer une alternative à « des électeurs abandonnés par les partis traditionnels ». Souvent décrite comme une « Mélenchon allemande » par la presse française, la parlementaire faisait depuis plusieurs années figure d’épouvantail au sein d’une gauche radicale postcommuniste dont elle aura été de toutes les recompositions.
« Ampel », feu tricolore en allemand, fait référence à la coalition rouge-jaune-vert qui regroupe le Parti social-démocrate (SPD), les Verts (Grünen) et le Parti social-libéral (FDP).
Idolâtrée en nouvelle Rosa Luxembourg
C’est non loin de là, en plein cœur de Berlin-Est, que Sahra Wagenknecht fait ses premières armes en 1989, lorsqu’elle s’encarte au Parti socialiste unifié (SED). Bercée dans l’ambiance marxiste-léniniste de la Jeunesse allemande libre, elle entretient l’espoir de « réformer de l’intérieur » une RDA (3) alors à l’aube de sa révolution démocratique. Après la chute du Mur, elle adhère au Parti du socialisme démocratique (PDS) et y anime la Plateforme communiste — un groupe de travail classé comme « structures extrémistes du Parti de gauche » par l’État.
République démocratique allemande, ou « Allemagne de l’Est ».
Dans une extrême gauche qui cherche à se reconstruire à l’écart de l’héritage communiste pour s’implanter à l’ouest, ce à quoi le parti ne parviendra jamais, Sahra Wagenknecht joue le rôle « d’une stalinienne sans vergogne ». Elle critique la destruction des industries de la RDA par les élites capitalistes ouest-allemandes lors de la réunification, qu’elle décrit ainsi : une « annexion vécue comme une dévaluation de leur histoire précédente par de nombreux Allemands de l’Est ». Idolâtrée en nouvelle Rosa Luxembourg (1871-1919), ses positions de « rouge » lui valent d’être soigneusement tenue à l’écart par les cadres du PDS.
Dans les années 2000, elle troque progressivement sa cape d’héroïne du néo-communisme pour endosser les habits de l’opposante parlementaire. Députée européenne (2004-2009), elle participe au comité de programme du futur Die Linke dont elle est coprésidente de 2010 à 2015, illustrant sa nouvelle stature. Bien que défendant la plupart des positions historiques de sa famille politique au Bundestag — antilibéralisme, antimilitarisme, antiracisme, volonté de justice sociale et lutte contre les lois Hartz IV, elle s’en éloigne progressivement à mesure que La Gauche s’effondre dans les urnes.
Elle tempère son anticapitalisme et son idéal d’une économie planifiée, lui préférant l’« économie sociale de marché », et s’aventure sur des thèmes jusqu’alors proscrits. Sur le plan migratoire par exemple, elle fustige la politique d’accueil de la chancelière Angela Merkel. « La capacité et la volonté de la population [allemande] d’accueillir des réfugiés ne sont pas illimitées », juge-t-elle. Ses positions suscitent une inimitié grandissante au sein du parti, qui l’accuse de s’aligner sur la rhétorique antimigrants de l’AfD (le parti d’extrême droite). Une position qu’elle assumera désormais comme une stratégie politique.
Ruptures idéologiques
L’implosion du groupe parlementaire du parti, consécutive au départ de seulement neuf de ses membres, suffit à illustrer le déclin de la gauche radicale postcommuniste. Pour Sahra Wagenknecht, la marginalisation de Die Linke dans le débat public est due à la stratégie d’un parti qui s’est détourné de ses électeurs historiques issus des « classes populaires », au profit d’une « clientèle universitaire » des centres-villes lui imposant ses thèmes progressistes.
Au sein de Die Linke, Wagenknecht a de plus en plus rassemblé une aile socialement conservatrice.
T. Holzhauser
« Au sein de Die Linke, Wagenknecht a de plus en plus rassemblé une aile socialement conservatrice, face à une nouvelle génération qui a tenté de se positionner davantage comme une force urbaine, cosmopolite et socialement libérale » (4), explique l’historien allemand Thorsten Holzhauser, spécialiste de la gauche postcommuniste. Irréconciliables, les deux courants s’opposent une dernière fois sur la guerre en Ukraine, lorsque Die Linke et les partis de gauche refusent de s’associer à une initiative pour la paix portée par Sahra Wagenknecht, accusée de mettre en branle un narratif poutinien.
La citation est tirée de l’interview de Thorsten Holzhauser réalisée par Regards.
Loin de se polariser à gauche, le clivage entre libéraux progressistes et conservateurs touche l’ensemble des partis allemands. « Bien sûr, beaucoup de gens votent pour l’AfD, non pas parce qu’ils sont de droite, mais parce qu’ils sont en colère, parce qu’ils sont désespérés » explique Sahra Wagenknecht, empruntant la figure du « fâchés, pas fachos » développée par Jean-Luc Mélenchon lors des dernières élections présidentielles.
La parlementaire de 54 ans, qui cultive l’anticonformisme depuis ses débuts, assume désormais l’étiquette politique de « conservatrice de gauche » (5) et espère contester le terrain à l’AfD pour conquérir un « espace politique laissé vacant ». La présidente de BSW, Amira Mohamed Ali – une des frondeuses de Die Linke, résume l’état d’esprit des quarante quatre fondateurs : « Malgré des défaites électorales répétées, la gauche n’a pas corrigé son tir et est en passe de devenir insignifiante. Aujourd’hui, nous avons lancé une nouvelle force politique dont notre pays a désespérément besoin. »
S’implanter dans la vie politique allemande
De l’autre côté de la Spree, porte de Brandebourg, l’écho des milliers d’agriculteurs allemands rassemblés se fait entendre. Avec les transporteurs routiers, ils manifestent contre la décision du gouvernement d’Olaf Scholz de supprimer des avantages fiscaux liés au diesel agricole. Accusée de mener une politique de restriction budgétaire au détriment de la classe moyenne allemande, la coalition en « feu tricolore » cristallise les tensions.
Le 4 janvier, Robert Habeck, vice-chancelier et ministre de l’Économie et du Climat à l’origine de la mesure, est pris à parti par une centaine d’agriculteurs qui le bloquent à la sortie de son ferry. « Le feu tricolore transforme les agriculteurs en vaches laitières de leurs politiques ratées. J’appelle le gouvernement allemand à retirer complètement les mesures. » abonde la désormais cheffe de parti, qui souhaite capitaliser sur une mobilisation qui se poursuit.
Pari risqué
Suscitant de nombreux commentaires politiques et médiatiques outre-Rhin, la création de BSW doit maintenant se concrétiser sur une scène politique vampirisée par plusieurs décennies d’alternances entre le SPD et la CDU. Un pari risqué, dans un espace contestataire déjà en partie occupé par l’AfD. Pour l’instant, BSW peut compter sur 450 partisans prêts à s’investir politiquement parmi « des anciens membres de Die Linke ou d’autres partis démocrates, des syndicalistes, et des citoyens sans mandat comme des chefs d’entreprise, des médecins, des travailleurs sociaux… », tandis que le parti organise son implantation locale.
Malgré des défaites électorales répétées, la gauche n’a pas corrigé son tir et est en passe de devenir insignifiante.
A. Mohamed Ali
Pour mener à bien les élections européennes, prévues le 9 juin 2024, le parti mise sur deux figures d’expérience : Fabio de Masi, ancien député de Die Linke et économiste spécialisé sur la criminalité financière, et Thomas Geisel, ancien maire SPD de Düsseldorf. Plus importantes encore aux yeux de la native de Iéna, les élections régionales organisées en septembre prochain dans trois Länder est-allemands (Thuringe, Saxe et Brandebourg) permettront de mesurer les rapports de force dans des régions où l’AfD jouit d’une forte intention de vote. Les contours d’un programme qui se résume pour l’instant à quatre axes — rationalité économique, justice sociale, paix, liberté, seront précisés à l’occasion du premier congrès national de BSW prévu le 27 janvier.
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