« En Argentine, la peur pour politique d’État »

Ernesto Gayá avait 2 ans quand ses parents et des membres de sa famille ont été assassiné·es par la dictature militaire en 1976.

• 10 janvier 2024
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« En Argentine, la peur pour politique d’État »
Le quartier de la Boca, à Buenos Aires.
© Eduardo Sánchez / Unsplash.

Ernesto Gayá avait 2 ans quand ses parents et trois autres membres de sa famille, militant·es du Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT), ont été assassiné·es par la dictature militaire, en 1976. Père de deux enfants, il milite au sein du syndicat de l’Assemblée nationale et de l’association Enfants pour l’identité et la justice, contre l’oubli et le silence (HIJOS).


Vous m’auriez récemment demandé comment j’imaginais le 40e anniversaire du rétablissement démocratique de notre pays, j’aurais répondu : une grande fête populaire, semblable aux célébrations du Bicentenaire [de la révolution de 1810], jours merveilleux de 2010 où les gens riaient, dansaient et assistaient à des spectacles publics organisés par le gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner. Hélas, quelques jours après l’entrée en fonction du président Javier Milei, le 10 décembre 2023, mes sentiments sont très différents. L’incertitude et le malaise cohabitent avec l’urgence prioritaire de protéger mon intégrité physique ainsi que celle de mes proches et de mes collègues. Dans le même temps, j’essaie de trouver la force de transmettre à mes enfants l’espoir que les mauvais moments ne sont pas éternels et que, à la fin, l’amour défait toujours la haine.

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Mais rien de bon ne nous attend. L’ampleur des effets d’une dévaluation du peso de plus de 150 % par rapport au dollar est encore inconnue. Et pourtant, depuis ma naissance, j’en ai connu, de tels plans d’ajustement aux conséquences socio-économiques tragiques, avec le transfert irréversible de richesses produites par une majorité des travailleurs vers une minorité qui se vante d’accumuler le capital – banques, fonds spéculatifs « vautours » (comme on dit ici), multinationales étrangères, complexe céréalier local, oligopoles alimentaires et autres groupes privilégiés.

Il me revient de manière récurrente le sentiment de vivre le minable remake d’un film d’horreur.

Le plus nouveau, cependant, dans le discours du gouvernement actuel, répercuté par les médias et les réseaux sociaux, c’est la banalisation des conséquences de la dictature qui a dévasté notre pays. Javier Milei et sa vice-présidente, Victoria Villarruel, ont tous deux fait des déclarations publiques remettant en question le nombre de personnes disparues pendant cette période tragique, banalisant en particulier la politique des droits humains en vigueur depuis la reprise démocratique en 1983. Milei a tenu un discours identique à celui que servait le génocidaire Emilio Eduardo Massera pour sa défense, lors du procès des Juntas en 1985. Villarruel, pour sa part, visitait assidûment en prison Jorge Rafael Videla, à la tête du pays pendant la dictature et reconnu coupable de crimes contre l’humanité.

Bien plus inquiétant, il y a la kyrielle de personnes, plus ou moins connues du public, qui ont exprimé des menaces directes contre les membres d’organisations de défense des droits humains, lançant sur les réseaux sociaux des appels à organiser des groupes civils « de choc » pour affronter d’éventuelles manifestations contre la politique économique que Milei promet de mettre en œuvre. Il me revient de manière récurrente le sentiment de vivre le minable remake d’un film d’horreur. Ce sont les mêmes acteurs que dans les versions précédentes, laissés impunis par les tentatives infructueuses pour juger leurs actes, tirant parti de l’action judiciaire pour blanchir leur image, avec la complicité des chaînes de télévision, qui promeuvent une amnésie collective systématique ainsi qu’une dissociation absolue des souffrances présentes et des politiques que ces personnages ont menées quand ils dirigeaient le pays.

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Cinq membres de ma famille ont disparu pendant la dictature. La douleur de l’injustice me fait mal. En même temps, j’ai appris à l’isoler pour pouvoir avancer et ne pas me laisser paralyser par les ténèbres du désespoir. Il ne sera pas facile de se remettre des dégâts générés par le pillage des ressources, mais j’espère que ces mêmes jeunes dépossédés et oubliés trouveront le chemin de la rébellion et du questionnement de ce modèle néolibéral. Il leur faudra identifier les véritables responsables de leur martyre et, pour cela, cesser d’écouter le chant des sirènes de l’individualisme et de la méritocratie qui veut nous faire croire que nous partons tous à égalité sur la ligne de départ dans la compétition économique.

Le mot qui définit le plus clairement notre sentiment, c’est la peur.

Dans ce contexte, pour nous autres proches des disparus, en lutte pour le devoir de mémoire, pour la vérité et la justice, le mot qui définit le plus clairement notre sentiment, c’est la peur. Peur que les menaces exprimées dans l’espace public ne deviennent une politique d’État et nous ramènent au XIXe siècle, quand le travail et les droits civiques étaient une utopie. Le destin de notre peuple est à nouveau entre nos mains, il est de notre devoir d’inverser cette logique de la haine en marche.

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Carte blanche

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