En Italie, l’extrême droite accable les pauvres
Alors que le revenu de citoyenneté a été supprimé par le gouvernement Meloni, des centaines de milliers de personnes plongent dans une précarité accrue. Reportage à Naples, touchée de plein fouet.
dans l’hebdo N° 1792 Acheter ce numéro
Il n’y a pas si longtemps encore, la vie était moins pesante autour de la piazza Grandi Eventi, avec ses colonnes de béton gris, l’immense parc délaissé qui la côtoie et, en surplomb, les Vele, ces immeubles délabrés évoquant des voiles. C’est là, dans le quartier de banlieue de Scampia, au nord de la Naples bouillonnante et populaire, que vivent Costantino, sa femme et leurs deux enfants, dans un modeste appartement. Le dimanche, ils pouvaient se permettre autre chose que « tomates et basta ». Les jours les plus fastes, on s’autorisait même « un secondo piatto. Le reste du temps, c’est le premier plat qu’on servait une deuxième fois », relate Costantino, polo défraîchi, l’air humble et le teint gris.
Je me suis senti comme mort quand j’ai reçu ce texto.
Costantino
Sans emploi déclaré depuis 1989, l’année où son entreprise de télécommunication a décidé de se délocaliser, il s’est habitué depuis longtemps « à faire plein de choses pour ramener du pain à la maison ». Le travail légal fait gravement défaut. Comme de nombreux voisins dans ce quartier qui compte 61 % d’habitants sans emploi, Costantino et les siens subsistaient avec « le peu de dignité que la démocratie nous avait donné », raconte-t-il. En clair, c’était le revenu de citoyenneté, l’équivalent du RSA français, créé en 2019 par le gouvernement Conte (Mouvement 5 étoiles). Le père pouvait faire les courses, les enfants étaient plus sereins, il pouvait même aider les autres. Cette bouée de sauvetage avait notamment évité à un million d’Italiens pauvres, dont la famille de Costantino, de couler en pleine pandémie de covid.
Mais, ces derniers mois, la donne a changé dans cette périphérie de 40 000 habitants longtemps gouvernée par la mafia et dont beaucoup dénoncent l’abandon. La voix s’étouffe dans un sanglot. « Je me suis senti comme mort quand j’ai reçu ce texto. » C’est par ce canal que Giorgia Meloni, la présidente du Conseil issue du parti néofasciste Fratelli d’Italia, au pouvoir depuis un peu plus d’un an, a annoncé, fin juillet 2023, la suppression du revenu de citoyenneté, dès le 1er août pour les premiers bénéficiaires concernés. Les autres ont suivi, depuis ce 1er janvier.
La famille de Costantino n’a plus droit à ses 800 euros de reddito chaque mois. « J’ai pensé à mes enfants. » Une fille de 23 ans et un garçon de 24 ans, tous deux diplômés mais sans travail, « discriminés parce qu’originaires de Scampia », déduit-il. La mère, malade du cœur, ne peut pas travailler. Pourtant, elle n’est pas reconnue comme handicapée. Conséquence : elle et son mari, âgés de 53 et 57 ans, sont considérés comme « aptes à travailler », cette catégorie très vague et subjective que le gouvernement a privée de ce précieux revenu. Pour les autres, une nouvelle aide, plus restrictive et moins élevée, viendra remplacer le revenu de citoyenneté.
Costantino s’est également vu retirer l’aide médicale qui lui permettait de payer les visites chez le médecin et les médicaments, pour soulager sa femme, ses propres problèmes d’intestin ainsi que ceux de son fils, « un motif d’angoisse » qui le pousse désormais à s’endetter. Celui qui s’est toujours juré de ne pas flirter avec les réseaux mafieux et les cercles politiques « corrompus » s’est mis à rendre des services de-ci de-là, en échange de quelques euros. Il est aussi allé toquer à la porte des services sociaux, de la mairie et de l’église. Tous ont répondu qu’ils ne pouvaient pas le recevoir. « Car il y a encore pire que moi. »
Les emplois déclarés, une rareté
« Nous parlons de gens qui ne sont vraiment pas en mesure de vivre sans ce revenu », alerte Enrica Morlicchio, sociologue spécialiste des questions de pauvreté. La chasse aux précaires et au prétendu « assistanat », visant 3 milliards d’euros d’économie, était annoncée depuis plusieurs mois par une extrême droite pourtant en quête de respectabilité. Elle a été mise à exécution dans un contexte d’inflation record (+ 8,7 % sur un an) et d’accroissement inquiétant de la pauvreté absolue en Italie : un peu plus d’un million de personnes ont basculé dans cette catégorie en 2022 selon l’Istat, l’institut statistique national.
Le Mezzogiorno italien, ce Sud défavorisé, est le plus touché. À Naples, où 350 000 des 3 millions d’habitants recevaient le revenu de citoyenneté – soit autant que dans les riches régions du Nord, Piémont, Lombardie et Vénétie réunies (20 millions d’habitants) –, la mesure pourrait avoir des effets dévastateurs. Plusieurs manifestations ont éclaté à la suite de l’annonce, et les bureaux de l’INPS, l’organisme de sécurité sociale, ont été débordés pendant plusieurs semaines.
En supprimant ce revenu, on incite ces gens à retomber dans l’économie irrégulière, que l’on peut comparer à de l’esclavage.
N. Nardella
Car les emplois déclarés sont une rareté dans la région. C’est le cœur du problème, accuse-t-on avec constance, à Scampia ou dans les quartiers espagnols du centre-ville. A contrario, le travail au noir pullule, mal payé, avec sa légion d’abus. « Quand on entend que l’on vit comme des pachas avec le revenu de citoyenneté, c’est une connerie incroyable ! Mais donnez-moi une chance de travailler décemment ! » s’énerve Camilla, devant la stigmatisation et le mépris ambiants. Cette mère de famille des Vele, veuve, a multiplié toute sa vie les boulots non déclarés, jusqu’à travailler comme caissière dans le supermarché d’un beau quartier de Naples, « pour 480 euros par mois ! » Ses trois fils, la vingtaine, travaillent tous au noir, faute d’alternative.
Nicola Nardella, maire de Scampia, étiqueté Mouvement 5 étoiles, a parlé de « bombe sociale » au lendemain de l’annonce gouvernementale. « En supprimant ce revenu, on incite ces gens à retomber dans l’économie irrégulière, que l’on peut comparer à de l’esclavage. » Avec le risque « que les personnes touchées perdent confiance dans les institutions ». Beaucoup partagent ces inquiétudes dans les quartiers populaires de Naples. Au beau milieu du quartier et de ses multiples problématiques, l’Arci Scampia est une ancre de solidarité qui vient en aide à de nombreuses familles (lire ci-dessous).
À Scampia et dans les nombreux quartiers pauvres de Naples, les habitants ont longtemps été contraints de compter sur la débrouille et l’entraide pour survivre. L’État s’y est surtout manifesté par son absence, ces quarante dernières années, si l’on excepte l’instauration du revenu de citoyenneté ainsi que la traque judiciaire pour incarcérer les chefs de clans camorristes. Pour affronter ce vide, l’art de la débrouille, de se créer un boulot sont des singularités napolitaines revendiquées. Cette mère de famille des quartiers espagnols, qui ne trouvait que du travail au noir, vend désormais des pâtisseries aux touristes et via les réseaux sociaux. Une famille pauvre, dépendante du reddito, a toujours apporté à manger au voisin célibataire lorsqu’il n’a rien dans son frigo.
Costantino, du quartier des Vele, peut compter sur Antonio Piccolo, « il mister » de l’Arci Scampia, depuis qu’il n’a plus aucune ressource. Ce sont quelques billets en échange de services au sein du club de foot. « L’atmosphère est exceptionnelle, il y a toujours quelqu’un pour te tendre la main », dit le jeune Salvatore, 11 ans, joueur du club. « C’est l’une des belles choses de Naples, ce sens très fort de la communauté », résume Ivan, originaire du nord de l’Italie, fondateur d’une ONG qui met en relation des bénévoles étrangers et italiens avec des associations, dont l’Arci Scampia. Il l’assure : « Ici, vous n’êtes pas seul ! »
A. C.
« Les nombreuses personnes qui ont perdu le revenu de citoyenneté pourraient bien tomber dans la microcriminalité, redoute Antonio Piccolo, dirigeant de ce club de foot local depuis trente-sept ans. Privées du minimum, elles chercheront d’une manière ou d’une autre à se procurer ce dont elles ont besoin ». Cet ancien secrétaire du Parti communiste, qui toute sa vie a lutté pour les plus démunis, dénonce « ce gouvernement dont les politiques visent à enlever aux pauvres pour donner aux plus riches ». Au bord des terrains en synthétique, Costantino se vit impuissant face à cette violence. Muet face à son fils, qui lui a récemment demandé : « Papa, qu’est-ce que je peux faire ? Comment je peux avancer ? » ·