Fallait-il sauver le soldat Delors ?

Un hommage sans nuance a été rendu à Jacques Delors, alors que sa présidence de la Commission a été marquée par une accélération des politiques néo-libérales, qui ont conduit l’Union européenne dans l’impasse.

Jean-Marie Harribey  • 31 janvier 2024
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Fallait-il sauver le soldat Delors ?
L'ancien président de la Commission européenne Jacques Delors lors d'une conférence de presse à l'occasion du 20e anniversaire de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, le 30 novembre 2009, à Bruxelles.
© JOHN THYS / AFP

À cinq mois des élections européennes, l’hommage rendu à Jacques Delors par le président de la République lors de son décès a révisé l’histoire politique des quatre dernières décennies. En mai 1981, la gauche arrive au pouvoir en France avec la promesse d’appliquer son « programme commun » pour socialiser de grands pans de l’économie et donner plus de pouvoir aux travailleurs dans les entreprises. Dix-huit mois plus tard, cette stratégie est abandonnée pour accompagner les transformations du capitalisme, qui modifient le rapport de force entre travail et capital en dévalorisant le premier, laissant monter le chômage, vidant l’industrie de sa substance, tandis que s’impose le dogme de la valeur pour les actionnaires.

Autant de transformations dont Jacques Delors se disait très fier parce qu’elles donnaient la primauté au marché.

Dans cette dérive, l’Europe a joué un grand rôle. Pendant la présidence delorienne de la Commission, entre 1985 et 1995, est signé en 1986 l’Acte unique, pour parachever le marché intérieur et assurer la « libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux ». Puis le traité de Maastricht, en 1992, fonde l’Union européenne et prépare la création de la zone euro et de la Banque centrale européenne, à qui n’est confiée qu’une mission : contenir l’inflation qui rogne la rente financière.

Les politiques néolibérales n’ont alors plus connu de limites : désindexation des salaires par rapport aux prix et indirectement par rapport à la productivité du travail, sous le nom de désinflation compétitive, en réalité l’austérité salariale, qui fait évoluer en parallèle chômage et dividendes, privatisation des entreprises publiques (transports, énergie, poste, banques, etc.) et effritement des services publics et de la protection sociale, notamment à coups de réformes des retraites, avec l’appui – sauf en 2023 – de la CFDT.

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Autant de transformations dont Jacques Delors se disait très fier parce qu’elles donnaient la primauté au marché et qu’il avait convaincu le Parti socialiste du bien-fondé de cette évolution. Dix ans après la fin son mandat, le projet de Constitution européenne fut repoussé en France et aux Pays-Bas, mais ses dogmes néolibéraux furent repris dans le traité de Lisbonne en 2007, pendant que la politique agricole commune était dérégulée et que se négociaient des traités de libre-échange.

Aujourd’hui, l’UE néolibérale est dans l’impasse. À peine adopté, le Pacte vert en faveur de la transition écologique est « en pause ». Les agriculteurs meurent non pas à cause de ce Pacte, mais parce que le modèle agricole, qui exige toujours moins de paysans et toujours plus de pesticides, de gaspillage de l’eau dans les mégabassines et de concentration foncière, est obsolète.

C’est dans ce contexte qu’un hommage sans nuance fut rendu à Delors. Sans que personne n’analyse l’inexorable descente aux enfers, sous les applaudissements des néolibéraux revendiqués, de la social-démocratie convertie d’abord en social-libéralisme, puis en néolibéralisme sans vergogne, avec la bénédiction de l’honnête homme Delors.

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