Les désastres d’une mémoire sélective
Depuis l’attaque terroriste du Hamas, Israël livre une guerre aux Palestiniens qui se nourrit de décennies de propagande. Dirigé de fait par les plus extrémistes des colons, le gouvernement est aujourd’hui emporté par une dérive fasciste.
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Barbarie ordinaire et impunité en Cisjordanie « Il y a les germes d’une nouvelle donne politique en Israël » Ce que valent les vies palestiniennesVoilà qui devrait conduire à une réflexion sur la mémoire et l’oubli dans le conflit israélo-palestinien. Le 19 janvier, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, a osé accuser Israël d’« avoir financé le Hamas pour affaiblir l’Autorité palestinienne ». Indignation de Benyamin Netanyahou. Scandale dans une partie de la presse occidentale. C’est pourtant une pure vérité, que Politis rappelait dès le 10 octobre, et qu’il n’était pas difficile de documenter en retrouvant les forfanteries du premier ministre israélien devant le Likoud en 2019, et de nombreuses autres occurrences. La mémoire est sélective et elle se nourrit d’une information qui ne l’est pas moins.
Et ça continue ! Que voient aujourd’hui les Israéliens de ce qui se passe à Gaza ? Rien ou presque. Certes, la minorité éclairée qui veut voir le peut. Nous ne sommes pas chez Poutine. Mais, pour le plus grand nombre, une ignorance de masse est organisée. Les 25 000 morts tués à l’aveugle par les bombes, les 50 000 blessés, les hôpitaux anéantis, les enfants défigurés ou amputés à même le sol, le froid, la famine, les villes rasées, comme jadis Dresde ou Grozny, tout ce qui bouleverserait Israël s’il s’agissait d’une catastrophe naturelle, et – osons le dire – s’il s’agissait d’un autre peuple que palestinien, sont ignorés.
Déni de réalité
On est frappé par une absence totale de compassion, comme si ce sentiment était tout entier capté par le chagrin et l’angoisse des familles de victimes du 7 octobre, mortes ou toujours détenues en otage (1). Il y a la part d’aveuglement favorisé par une information borgne, et il y a le discours récurrent sur le cynisme – bien réel – du Hamas, qui « savait ce qu’il allait provoquer ». Mais le mal est plus profond et plus ancien. C’est la fameuse angoisse existentielle et l’exploitation d’un passé qui est un « éternel présent », comme disait le poète Haïm Gouri.
En France, il suffit de regarder CNews pour avoir une idée du traitement de l’actualité par les chaînes israéliennes.
En 1947 déjà, lors du conseil sioniste de Zurich, Ben Gourion lui-même traçait un signe égal entre Arabes et nazis. Idith Zertal parle du « transfert du contexte de la Shoah sur une situation moyen-orientale qui […] est d’une nature complètement différente ». Et l’historienne des études juives pointe les risques d’un tel amalgame : « Création fallacieuse d’un danger imminent de destruction massive », « dévalorisation de l’ampleur des atrocités commises par les nazis » et « diabolisation des Arabes » (2).
La Nation et la mort, Idith Zertal, La Découverte, 2004.
La mémoire ici est instrumentalisée. Mais il y a plus insidieux : le déni. Le traumatisme du 7 octobre ne résulte pas seulement de la stupeur née de la violence de l’attaque du Hamas et de la défaillance d’un système de défense réputé infaillible, il est la conséquence d’un refus de voir la réalité palestinienne en face. Depuis 2007, le blocus imposé par Israël a fait des Gazaouis des prisonniers à perpétuité, privés de liberté et d’espoir et reclus dans des conditions de misère inimaginables : 80 % dépendent de l’aide internationale, l’eau est rationnée, l’électricité n’est plus accessible que deux heures par jour, la pénurie alimentaire est chronique (3).
Histoire de Gaza, Jean-Pierre Filiu, Fayard/Pluriel, 2015.
Des grandes puissances atones
Depuis vingt ans, c’est-à-dire depuis la liquidation du processus de paix, les Israéliens se partagent en deux catégories. Il y a ceux qui, poursuivant leur rêve mystique, se réjouissent de l’écrasement physique et moral du peuple palestinien, et ceux qui s’étaient installés dans le confort du refoulement. Pour ceux-là, l’immense majorité, la question palestinienne ne resurgissait qu’au gré d’un attentat et de la répression. Et la bonne conscience était assurée par la vraie fausse décolonisation de 2005.
Un coup de « com » génial d’Ariel Sharon qui autorise, à chaque tir de roquette du Hamas, à dénoncer l’« ingratitude » des Palestiniens et à convaincre le monde entier que décoloniser la Cisjordanie ne servirait à rien puisque les Palestiniens ne sont jamais contents. D’où un déni qui fonctionne également pour la colonisation massive de la Cisjordanie, que beaucoup d’Israéliens tiennent pour un fait marginal organisé par des colons extrémistes qu’ils détestent. Or, c’est là que se joue le conflit.
Si l’action violente et le terrorisme ont été le plus souvent le mode opératoire du Hamas, la réalité du mouvement est plus complexe. Fondé en décembre 1987, en pleine Intifada, le Hamas (acronyme arabe de Mouvement de résistance islamique) est la branche palestinienne des Frères musulmans. Il se donne alors pour objectif de lutter contre l’occupation israélienne, alors que ses fondateurs se consacraient jusque-là à l’islamisation de la société.
Le Hamas ne s’est jamais réduit à une action militaire. Il a toujours revendiqué une action « culturelle et sociale » qui explique son succès. Ce qui correspond, aujourd’hui encore, à des structures séparées. Il n’a rien à voir avec le jihad global de Daech et d’Al-Qaida. Son but est l’instauration d’un État islamique en Palestine. La charte de 1988, violemment antijuive, a été corrigée deux ans plus tard par un texte qui précise que le Hamas « ne témoignera aucune agressivité » envers « le juif non sioniste ». Il n’a jamais employé explicitement la formule « destruction d’Israël ».
On peut évidemment la déduire de son slogan « libération de la Palestine ». Il s’est opposé d’emblée aux accords d’Oslo. Son audience a grandi à mesure que la colonisation décrédibilisait le plan de paix et l’Autorité palestinienne. D’où une convergence avec la droite israélienne. Lorsque le Hamas a remporté les élections de 2006, son principal dirigeant, Mahmoud Al-Zahar, avait assuré le secrétaire général de l’ONU de sa volonté de « vivre en paix » aux côtés de ses voisins. Les États-Unis et l’Union européenne ont peut-être alors raté une occasion, ou préféré, comme la droite israélienne, la politique du pire.
Pour admettre une solution politique dans le climat actuel, les Israéliens auront besoin d’une forte impulsion internationale. Quelle ironie de voir les États-Unis ressortir le plan saoudien qu’ils avaient balayé d’un revers de main en 2003 : un État palestinien en échange de la normalisation des relations avec l’Arabie saoudite. Pourquoi pas, si Joe Biden est sincère et si Donald Trump ne l’emporte pas en novembre ?
Mais, pour l’heure, l’atonie des grandes puissances et leur complicité avec un gouvernement dominé pas des fascistes défient toute logique. Pour laisser quelques dizaines de milliers d’illuminés racistes accomplir leur projet messianique, non seulement on accepte le massacre de tout un peuple, mais on joue avec le risque d’un embrasement de la région, d’un conflit ouvert avec l’Iran, et on prend le risque d’une catastrophe économique planétaire en condamnant les navires marchands à contourner l’Afrique pour éviter les drones des rebelles houthis dans la mer Rouge.
Sans compter l’antisémitisme que les images de Gaza ne peuvent que propager, et d’autres 7 octobre qui, d’une façon ou d’une autre, ne manqueront pas d’advenir si l’on n’a aucune solution politique. Cela fait beaucoup pour la folie de quelques ultras irascibles. Pour crédibiliser sa promesse, Biden devrait au moins cesser de livrer des armes à Israël, et Stéphane Séjourné, notre nouveau ministre des Affaires étrangères, commencer à parler de sanctions économiques. Rien de tout ça à l’horizon.