« La Zone d’intérêt », comme si de rien n’était…
Le cinéaste britannique Jonathan Glazer met en scène la vie familiale de Rudolf Höss, le commandant du camp d’Auschwitz. Une grande œuvre fascinante sur la banalité du mal.
dans l’hebdo N° 1795 Acheter ce numéro
La Zone d’intérêt / Jonathan Glazer / 1 h 46.
On n’entre pas dans La Zone d’intérêt comme cela. Une fois les noms du générique passés, celui-ci perdure, plongeant la salle dans le noir. Une musique monte, comme des plaintes métaphorisées. Le temps s’étire. Alors seulement le film peut commencer. Comme si un sas entre notre réalité et celle du film était nécessaire.
Les premières images paraissent toutefois inoffensives. Une famille allemande, avec cinq enfants dont un bébé, achève un pique-nique au bord d’une rivière. La scène se passe dans les années 1940. Son ambiance bucolique a quelque chose de renoirien (Auguste, le peintre des Canotiers à Chatou ; Jean, le cinéaste d’Une partie de campagne). Puis tout ce petit monde rentre chez soi et regagne une jolie maison. Rien de plus anodin. À ceci près qu’elle jouxte un drôle d’endroit : le camp d’extermination d’Auschwitz.
Présenté en compétition à Cannes où il a reçu le grand prix, La Zone d’intérêt est un geste cinématographique exceptionnel. Le quatrième long-métrage du Britannique Jonathan Glazer met en scène la vie intime et familiale de Rudolf Höss, le commandant du camp. Le cinéaste a pris pour point d’appui le roman éponyme de Martin Amis plus qu’il ne l’a adapté. Il en a surtout écarté la tonalité absurde et grotesque, peu pertinente. Au contraire, Glazer a fait en sorte d’éliminer tout affect dans son regard. Il serait inutile que le film juge Höss de nouveau. Il l’a été en 1947. Condamné par un tribunal polonais à la peine de mort, il fut pendu dans l’enceinte du camp, non loin de la maison qu’il occupait quelques années auparavant.
Le cinéaste montre tout autre chose. Pour cela, il se focalise sur le foyer de Rudolf (Christian Friedel) et Hedwig (Sandra Hüller). Le couple mène une vie bourgeoise, avec domestiques, bonne chère et grand jardin aménagé, que Mme Höss a conçu de A à Z, avec même une petite piscine. M. Höss fait alentour des sorties à cheval avec ses aînés pour qu’ils découvrent la nature. Les parents sont heureux de constater que leurs enfants s’épanouissent dans ce qu’Hedwig voit comme un « petit paradis » – et qu’elle refusera de quitter au prix d’une séparation de plusieurs mois avec son mari, qui a été muté.
Dissociation
Est-on chez les fous ? Derrière le grand mur qui longe le jardin, c’est l’enfer. Dans lequel la caméra ne pénétrera jamais, mais qui se manifeste continûment. Par des cris d’effroi ou des hurlements comminatoires, des coups de feu, des aboiements constants de chiens que l’on devine féroces – alors que celui des Höss est très sympathique – et des fumées qui s’échappent d’un crématorium. Cette façon d’évoquer la réalité d’Auschwitz résout la question épineuse de sa représentation, mais ne l’atténue en rien, au contraire. L’imagination du spectateur est en perpétuelle agitation. Les atrocités se déroulant de l’autre côté sont constamment dans son esprit. Mais pas dans celui des Höss.
Ce n’est pas qu’ils nient ce qui se passe au-delà du mur. D’autant qu’ils en profitent. Par exemple, avec ses amies, tout aussi parvenues qu’elle, Hedwig s’approprie les plus beaux manteaux ou les plus belles robes volés aux victimes juives (elles font une sinistre blague à propos du « Canada », les entrepôts où sont rassemblés les effets personnels des juifs). Ou encore : ils nourrissent la terre de leur jardin avec de la cendre dont le spectateur connaît la terrible origine. Mais c’est comme si leurs sens étaient déconnectés de leur cerveau. Aussi leur pouvoir d’abstraction est-il phénoménal. Cette même abstraction aux propriétés édulcorantes que l’on retrouve dans la langue des nazis. À propos du projet d’extermination des juifs de Hongrie, décidé en 1944, Höss parle à sa femme du « truc hongrois ». Tandis que « la zone d’intérêt » désigne la région d’Auschwitz.
Ce que Höss rapporte chez lui n’est pas un surplus d’émotions, mais une somme de préoccupations liées à l’organisation du camp.
Rudolf Höss culmine dans cette capacité de dissociation entre son travail et sa vie privée. Tous les matins, il part au boulot, comme tout un chacun. Et quand il en revient, ses bottes peuvent être maculées s’il a malencontreusement marché dans une flaque de sang – nettoyées à l’extérieur de la maison par un détenu. Ce qu’il rapporte avant tout chez lui n’est pas un surplus d’émotions, mais une somme de préoccupations liées à l’organisation du camp. Sa femme regrette qu’il soit tant accaparé par son travail. Elle aimerait repartir en voyage à Venise avec lui. Il lui répond qu’il n’a aucune idée du moment où cela lui sera possible.
Pourquoi est-il au bord du burn-out ? Parce que, sur ordre d’Himmler, il doit sans cesse améliorer le rendement macabre du camp. Une séquence le montre chez lui avec des ingénieurs qui lui exposent une nouvelle technique de fours crématoires vouée à accélérer les cadences. Ce qui rappelle au passage combien les grands industriels allemands ont collaboré à la Shoah.
Jonathan Glazer montre un Höss sans grand vice. Il s’entend bien avec Hedwig et a de l’affection pour ses enfants. Tout au plus satisfait-il clandestinement des besoins sexuels qu’il semble ne plus assouvir avec son épouse, en soumettant épisodiquement une femme à sa volonté. Cependant, il n’est qu’un seul être à qui il exprime son amour : son cheval. À la faveur de gestes anodins, le cinéaste insiste aussi sur le caractère méthodique et discipliné de Höss. Ainsi, un soir, on le suit éteignant une à une les nombreuses lumières dans la maison, n’oubliant aucun interrupteur, à la manière d’un automate.
L’horreur devenue normalité
La nuit, il lui arrive de regarder en direction du camp et d’observer le haut de la cheminée d’un crématorium qui crache du feu. Ce faisant, son visage est parfaitement inexpressif. La même scène a lieu avec la mère d’Hedwig, qui est venue de chez elle, en Allemagne, lui rendre visite et constater à quel point ses conditions de vie sont confortables. Jusqu’à ce que le jour tombe, elle ne cesse de féliciter sa fille. Puis vient la nuit, une insomnie, et, de la fenêtre de sa chambre, le spectacle de la cheminée. Le lendemain matin, elle n’est plus là. Elle est repartie sans demander son reste. Elle partage pourtant le même antisémitisme abject que ses hôtes. Mais quelque chose lui a été insupportable. À l’inverse d’Hedwig, accoutumée à l’horreur devenue normalité. Découvrant, impassible, le mot que sa mère lui a laissé, elle le jette au feu et s’attable pour un petit-déjeuner copieux.
Dans le supplément ajouté en 1976 à Si c’est un homme, Primo Levi écrit : « Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi eux les exécuteurs zélés d’ordres inhumains, n’étaient pas des bourreaux-nés, ce n’étaient pas – sauf rares exceptions – des monstres, c’étaient des hommes quelconques. Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann, comme Höss, le commandant d’Auschwitz, comme Stangl, le commandant de Treblinka. »
Ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter.
Primo Levi
On retrouve ici la thèse d’Hannah Arendt sur la banalité du mal. En respectant ce que l’on sait de la vie de Höss et de sa femme, Glazer en offre un visage « humain ». Cependant, il réussit à éviter ce piège que tend le cinéma et dans lequel beaucoup de cinéastes sont tombés : il filme l’ennemi sans aucune empathie. On imagine combien la qualité de l’interprétation des personnages était fondamentale. Christian Friedel et Sandra Hüller sont remarquables. Sur un fil, sans jamais tomber dans la caricature, le premier mêle dureté et faiblesse, la seconde compose une bourgeoise pataude dévouée à son foyer.
Jonathan Glazer a tout de même ressenti la nécessité d’opposer aux Höss un contrechamp lumineux. Ce sont quelques brèves scènes, comme filmées en négatif, qui ressemblent d’abord à un rêve. Puis, en passant à la couleur, elles acquièrent de la réalité. On ne dira rien de l’histoire qu’elles racontent sinon que celle-ci relève du miracle et de la mémoire des disparus. Elles amènent logiquement au terme de ce très grand film qu’est La Zone d’intérêt : aujourd’hui, dans les travées du musée d’Auschwitz, où des employés font le ménage avant l’arrivée des visiteurs. La mémoire est fragile, nous souffle Glazer, il faut l’entretenir.