Le patriarcat au scalpel

Philosophe et chercheuse à Cornell University (New York), Kate Manne s’attache à penser, dans une approche intersectionnelle, les « normes et attentes genrées » qui constituent le système de domination masculine. Un ouvrage dialectique et incisif.  

Olivier Doubre  • 17 janvier 2024 abonnés
Le patriarcat au scalpel
Manifestation féministe à Paris, le 8 mars 2023.
© Lily Chavance

Quand les hommes ont tous les droits. Comment le privilège masculin nuit aux femmes, Kate Manne, préface d’Anne-Cécile Mailfert, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, Les Petits matins, 256 pages, 24 euros.

Connaissez-vous les « involuntary celibate » ou « incels » ? Qui sont ces « célibataires involontaires » ? Bien connue outre-Atlantique, cette appellation recouvre une population d’hommes hétérosexuels, jeunes en général, restés vierges ou largement frustrés car n’ayant pas de relations ni sexuelles ni affectives avec les femmes qu’ils désirent. Cette insatisfaction se décline en une haine féroce contre les femmes, mais aussi contre les hommes qui ont plus de « succès » qu’eux.

Avec le plus souvent une bonne dose de racisme suprémaciste blanc, puisque ces hommes (pas forcément blancs d’ailleurs) enragent davantage encore devant un couple mixte, notamment entre une femme blanche (mieux, blonde !) et un homme racisé (surtout noir), dans une sorte d’intériorisation de supposées hiérarchies masculines et raciales. Cet état de frustration, particulièrement aux États-Unis, a mené un certain nombre d’incels à des passages à l’acte criminels, précédés parfois de la mise en ligne de textes revenant sur leur parcours d’insatisfaction ou des vidéos explicatives.

« Les incels croient profondément à un ordre moral spécifique. Ils ne sont pas seulement en colère, ils se sentent lésés ; ils ne sont pas seulement déçus, mais pleins de rancœur. […] De leur point de vue, ce sont eux les véritables victimes, même quand ils s’en prennent violemment aux autres. Et ils estiment qu’ils sont dans leur droit alors qu’ils commettent les pires méfaits. » Peu connu sans doute en Europe, ce phénomène apparaît dans nombre d’exemples de tueries à travers les États-Unis, relatés par Kate Manne. Mais celle-ci analyse surtout les témoignages de ces hommes, qui adhèrent aujourd’hui à des sortes de communautés en ligne, avec leurs propres réseaux sociaux et sites web dédiés, fréquentés au-delà des seules frontières états-uniennes. Jusqu’à pouvoir caractériser une véritable « idéologie incel ».

Les incels croient profondément à un ordre moral spécifique. Ils ne sont pas seulement en colère, ils se sentent lésés.

Le phénomène « incel » fait figure d’exemple extrême de la violence patriarcale, chargée des plus fortes représentations de la domination masculine. Mais, prend soin de préciser Kate Manne, « il n’existe pas d’expérience universelle de la misogynie – notamment parce que les normes et les attentes genrées sont toujours à l’intersection d’autres systèmes discriminants pour produire de nouvelles formes d’oppression contre divers groupes de filles et de femmes ». Et de mieux documenter ces discriminations, au prisme du sexisme et de la misogynie.

D’où une rigoureuse définition de ces termes, chacun relevant d’un système plus général, historique et social : le patriarcat. Ainsi, à partir d’exemples principalement états-uniens, l’ouvrage s’attache à analyser, chapitre après chapitre, comme le souligne dans sa belle préface la présidente de la Fondation des femmes, Anne-Cécile Mailfert, les « ramifications des privilèges masculins, en liant les situations les plus graves à celles qui semblent les plus anodines ou les plus quotidiennes ».

Néologismes

Kate Manne se montre alors particulièrement inventive dans la création de substantifs exprimant bien la domination patriarcale, en particulier les violences sexuelles et sexistes trop souvent impunies ou, plus souvent encore, minorées. Ainsi, elle forme des termes qui disent beaucoup, à l’instar de « himpathy », jeu de mots mêlant « him » [lui] et « sympathy » [bienveillance, compassion] ; ou encore « herasure », construit sur « her » [elle] et « erasure » [effacement]…  Elle évoque aussi le « mansplaining », contraction de « man » et « explaining », soit l’« explication donnée avec condescendance par un homme à une femme sur un sujet qu’elle connaît aussi bien ou mieux que lui »… 

Ces néologismes astucieux permettent à l’autrice de mieux décrire les mécanismes à l’œuvre dans le système patriarcal, celui, donc, du « privilège masculin », qui pour elle doit se décliner en deux branches « agissant de concert ». L’une « policière », la misogynie, qui a « pour fonction de faire appliquer des normes et des attentes genrées, et qui soumet les filles et les femmes à un traitement hostile spécifique du fait de leur genre, entre autres facteurs » ; l’autre « théorique et idéologique », le sexisme, celle « des croyances, des idées et des présupposés qui servent à rationaliser et à naturaliser les normes et les attentes patriarcales ». Auteure assurément à suivre dans ses prochains ouvrages, Kate Manne œuvre donc fortement à une analyse rigoureuse et renouvelée de cette domination masculine si tenace, intégrée au plus profond des subjectivités encore de nos jours.


Les autres parutions de la semaine

La Nouvelle Guerre froide. États-Unis, Russie et Chine, du Kosovo à l’Ukraine, Gilbert Achcar, éditions du Croquant, 360 pages, 24 euros

Le terme de « guerre froide » peut sembler daté à beaucoup. Pourtant, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine au début de 2022, depuis la dégradation des relations entre Washington et Pékin, devenues exécrables avec Trump à la présidence des États-Unis, une nouvelle guerre froide paraît bien en cours depuis l’entrée dans le troisième millénaire. Spécialiste des relations internationales, originaire du Liban, Gilbert Achcar, professeur à Londres, décrypte dans cet ouvrage précurseur la tentation hégémonique des États-Unis contre Moscou et la Chine de Xi Jinping, entraînant leur dérive répressive contre Kiev ou Taïwan en particulier. Dérives qui apparaissent plus actuelles que jamais. Un ouvrage important.

La Route pour la servitude. Russie, Europe Amérique Timothy Snyder

La Route pour la servitude. Russie, Europe Amérique, Timothy Snyder, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup, Gallimard, coll. « La Suite des temps », 400 pages, 26 euros.

On se souvient des livres de l’historien Timothy Snyder, grand spécialiste de l’histoire de l’Europe centrale et orientale, et des pages les plus noires de celle-ci durant la Seconde Guerre mondiale. Il revient ici sur l’aveuglement qui fut celui de l’Occident au lendemain de la chute du mur de Berlin, sans doute trop confiant dans une hypothétique « fin de l’histoire » et un avenir mondial pacifique. Or, déjà, les signes des autoritarismes apparaissaient au grand jour, tout d’abord en Europe orientale, qui conservait là ses traditions les plus mortifères. Cette menace pour les démocraties s’étend dès lors sans cesse, que l’on pense au Brexit, à l’Amérique de Trump ou à la Hongrie d’Orbán, à la Chine de Xi ou à l’Inde de Modi. Une mise en garde.

L’Opinion et la foule, Gabriel Tarde, présenté par Frédéric Brahami, Dunod/poche, 240 pages, 9,90 euros.

L’Opinion et la foule Gabriel Tarde

À l’heure où le populisme agite les esprits autant à gauche que jusqu’à l’extrême droite, il est sans aucun doute pertinent de revenir aux écrits de la fin du XIXe siècle de cet esprit indépendant que fut Gabriel Tarde, sociologue et professeur au Collège de France, concurrent de Durkheim (mais trop éclipsé depuis par la figure de ce dernier). Cet opuscule propose en effet une analyse clairvoyante et novatrice sur la foule, ou les masses, véritable « nouvelle forme de la vie psychique des sociétés ». Pour mieux comprendre ce phénomène naissant de l’opinion publique. Dont ce texte, devenu un classique, dresse déjà les premières formes et caractéristiques.

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Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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