« La précarisation de la main-d’œuvre favorise grandement les accidents du travail »

Matthieu Lépine, auteur du livre L’Hécatombe invisible, Enquête sur les morts au travail, revient pour Politis sur les derniers chiffres des morts au travail en 2022. Il déplore, entre autres, un fatalisme mortifère.

Pierre Jequier-Zalc  • 3 janvier 2024
Partager :
« La précarisation de la main-d’œuvre favorise grandement les accidents du travail »
Lors d'un rassemblement, en mars 2023, du collectif des familles de victime d'accident du travail.
© Pierre Jequier-Zalc

Fin décembre, la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM) a publié son rapport annuel sur les risques professionnels en 2022. Le chiffre de décès au travail (738) est le plus élevé depuis deux décennies. Si on compile avec les chiffres de l’agriculture et du secteur maritime, on atteint 903 morts en 2022, un record. Comment analysez-vous ces chiffres ?

Matthieu Lépine : Ces chiffres sont très importants. Et le pire c’est qu’ils ne sont pas complets. Tous les autoentrepreneurs, les livreurs, les chauffeurs Uber par exemple, n’y sont pas intégrés. Dans le secteur du BTP, très accidentogène, on sait qu’il y a de plus en plus d’indépendants aussi. Ils ne sont pas non plus pris en compte. Pareil pour tous les travailleurs de la fonction publique, pour qui il est très difficile d’obtenir des données fiables. Ainsi, on peut raisonnablement penser qu’on atteint le millier de morts au travail en 2022. Personnellement, j’attendais ces chiffres sur l’année 2022 car ce sont les premiers sur une année pleine après la période de la crise sanitaire. Et on voit que les choses ne se sont pas arrangées par rapport à 2019. Pire, elles se sont encore dégradées.

Infographie morts au travail

Comment expliquer cette dégradation ?

Certains les expliquent uniquement par un biais statistique qui serait le fait que l’on prend mieux en compte les malaises. Sans doute que ça l’explique en partie, mais j’ai discuté avec des personnes au sein de la CNAM qui m’assurent que cette hausse importante ne peut s’expliquer uniquement par ce changement méthodologique.

L’Hécatombe invisible, Mathieu Lépine, Seuil, 213 pages.

D’autres personnes mettent en avant le fait que le nombre de travailleurs augmente. Ainsi, il serait logique que le nombre de morts au travail suive cette évolution. Mais ce raisonnement est particulièrement problématique. Déjà, il est fataliste : il implique l’idée qu’on ne peut rien faire pour limiter les morts au travail et qu’ainsi, plus il y aura de travailleurs, plus il y aura de morts. C’est une logique mortifère ! Et en plus de ça, c’est un contresens historique. Au XXe siècle, on a assisté à une explosion du nombre de travailleurs et une baisse des morts au travail. Cela n’est pas dû au hasard. Ça s’explique par les grandes avancées sociales de ce siècle : la sécurité sociale, la baisse du temps de travail, les congés payés, etc.

Les moins de 25 ans ont une fréquence d’accidents du travail plus élevée que la moyenne car ils sont inexpérimentés, parfois peu ou pas formés, méconnaissant leurs droits.

Or, depuis un certain nombre d’années, cette dynamique s’est inversée. On détricote le code du travail, l’inspection du travail, la médecine du travail. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’une grande cause des accidents du travail est la précarisation de la main-d’œuvre. Cela pousse en effet les gens à accepter des tâches qu’ils n’auraient pas acceptées s’ils avaient plus de sécurité sur leur statut et leur emploi. Cette logique de précarisation, par l’intérim ou l’autoentreprenariat par exemple, se retrouve dans tout ce que Macron a fait depuis ses ordonnances en 2017 jusqu’à la réforme des retraites.

Mathieu Lépine L'hécatombe invisible

Un chiffre frappant dans ce rapport est la hausse des jeunes travailleurs décédés. 36 personnes de moins de 25 ans sont mortes au travail en 2022, soit 29 % de plus qu’en 2019. Comment l’expliquer ?

C’est une évolution que l’on constate depuis déjà un certain nombre d’années. Les moins de 25 ans ont une fréquence d’accidents du travail plus élevée que la moyenne car ils sont inexpérimentés, parfois peu ou pas formés, méconnaissant leurs droits. Donc si on met ces jeunes dans des situations accidentogènes, là où le risque est particulièrement important, le cocktail est explosif. Je vais vous donner un exemple. En octobre 2021, un jeune de 18 ans, Tom Le Duault, est mort dans un abattoir en Bretagne. Il était en intérim, c’était son premier jour et on lui avait demandé de remplacer au pied levé un salarié absent pour travailler sur une machine qu’il ne connaissait pas et pour laquelle il ne disposait d’aucune formation. C’est l’exemple caricatural de tout ce qu’il ne faut pas faire !

Sur le même sujet : Lycées pros : une réforme injuste pour les plus modestes

Aujourd’hui, les jeunes entrent de manière précoce dans le monde du travail. La réforme de l’apprentissage ou, récemment, des lycées professionnels, favorisent cette situation. Le gouvernement a clairement ouvert une boîte de Pandore sur ce sujet. Les entreprises disposent, presque gratuitement, de jeunes travailleurs précaires, inexpérimentés et en cours de formation. Mais certains employeurs voient un effet d’aubaine et utilisent, parfois, à mauvais escient cette main d’œuvre. Ce qui conduit, inévitablement, à des situations accidentogènes.

Au printemps dernier, le ministre du Travail, Olivier Dussopt, avait reçu le collectif des familles des victimes d’accident du travail. Un clip grand public de sensibilisation avait même été réalisé. Le pouvoir prend-il au sérieux le sujet des accidents du travail ?

Il ne faut pas tout dénigrer. Ce clip c’est déjà une bonne chose. Cela permet d’informer, de sensibiliser. Malgré tout, il doit être accompagné de mesures avec des effets concrets sur le terrain : réguler la sous-traitance, réformer la justice qui reste largement inefficace sur cette thématique. Sans cela, le clip ne sert à rien, son effet est quasi nul. Or, quand on regarde de près, on s’aperçoit que rien n’est fait sur ces problématiques. Pis, le gouvernement refuse parfois des avancées sociales. Cela a récemment été le cas au niveau européen lorsque la France s’est opposée à la mise en place d’un statut plus protecteur pour les livreurs. Donc on le voit bien, il n’y a pas de logique de protection des travailleurs les plus à risque.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

« Métiers féminins » : les « essentielles » maltraitées
Travail 15 novembre 2024 abonnés

« Métiers féminins » : les « essentielles » maltraitées

Les risques professionnels sont généralement associés à des métiers masculins, dans l’industrie ou le bâtiment. Pourtant, la pénibilité des métiers féminins est majeure, et la sinistralité explose. Un véritable angle mort des politiques publiques.
Par Pierre Jequier-Zalc
Jeu vidéo : un tiers des effectifs du studio français Don’t Nod menacé de licenciement
Social 9 novembre 2024

Jeu vidéo : un tiers des effectifs du studio français Don’t Nod menacé de licenciement

Les employés du studio sont en grève. Ils mettent en cause une gestion fautive de la direction et exigent l’abandon du plan, révélateur des tensions grandissantes dans le secteur du jeu vidéo.
Par Maxime Sirvins
Chez ID Logistics, un « plan social déguisé » après le départ d’Amazon
Luttes 29 octobre 2024 abonnés

Chez ID Logistics, un « plan social déguisé » après le départ d’Amazon

Depuis plus de deux semaines, les salariés d’un entrepôt marseillais d’une filiale d’ID Logistics sont en grève. En cause, la fermeture de leur lieu de travail et l’imposition par l’employeur d’une mobilité à plus de 100 kilomètres, sous peine de licenciement pour faute grave.
Par Pierre Jequier-Zalc
Mort de Moussa Sylla à l’Assemblée nationale : le parquet poursuit Europ Net
Travail 23 octobre 2024 abonnés

Mort de Moussa Sylla à l’Assemblée nationale : le parquet poursuit Europ Net

Selon nos informations, le parquet de Paris a décidé de poursuivre l’entreprise de nettoyage et ses deux principaux dirigeants pour homicide involontaire dans le cadre du travail, plus de deux ans après la mort de Moussa Sylla au cinquième sous-sol de l’Assemblée nationale.
Par Pierre Jequier-Zalc