Le miroir des années post-68

La publication de Ripostes ! Archives de luttes et d’actions 1970-1974, dirigé par les historiens Philippe Artières et Franck Veyron, nous plonge dans une époque de combats faisant écho aux réflexions et mobilisations contemporaines.   

François Rulier  • 10 janvier 2024 abonnés
Le miroir des années post-68
Le 9 mars 1971, des militants de gauche en formation de combat après une réunion d’Ordre nouveau.
© AFP

Ripostes ! Archives de luttes et d’actions 1970-1974, Philippe Artières, Franck Veyron (dir.), CNRS éditions, 264 pages, 29 euros.

Un pan de l’histoire militante des années 1970 s’en est allé avec Charles Piaget, le 4 novembre 2023. Bisontin toute sa vie, il entre chez Lip en 1946, rejoint la CFDT à sa fondation et devient l’une des figures emblématiques du combat des ouvrier·ères horloger·ères, à jamais associé à l’idéal autogestionnaire. Les années qui suivent Mai 1968 sont agitées par une incroyable effervescence de mouvements sociaux, de combats syndicaux et de luttes politiques, dont l’ouvrage dirigé par Philippe Artières et Franck Veyron, Ripostes !, donne un riche aperçu. En se fondant sur des archives privées conservées à la ­Contemporaine ­(Nanterre), plus de trente chercheur·ses analysent la période 1970-1974 en s’appuyant sur de nombreux documents, reproduits dans le livre.

La publication de Ripostes ! Archives de luttes et d’actions 1970-1974, dirigé par les historiens Philippe Artières et Franck Veyron, nous plonge dans une époque de luttes faisant écho, pour le meilleur et pour le pire, aux réflexions et combats militants contemporains.

Si l’on a souvent comparé notre temps aux années 1930, la plongée dans cette époque fait écho aux luttes contemporaines à plus d’un titre. Une époque de « problématisation » du « langage de la violence », selon les mots de Michel de Certeau, qui mérite d’être prise en considération alors que les modalités d’action contre des réformes antisociales, l’extension du champ de la répression ou encore la catastrophe climatique continuent de faire l’objet d’intenses réflexions. Assurément, les années 1970 héritent d’une mémoire vivante ancienne, aujourd’hui disparue ou presque : la guerre d’Espagne, la Résistance, la décolonisation ou les guérillas communistes, dans un contexte intellectuel propice aux marxismes de toutes obédiences.

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La « fin de l’histoire » et le mur climatique n’ont pas encore paru à l’horizon. Néanmoins, les stratégies militantes étaient déjà en débat : nos « zones à défendre » héritent de l’occupation du plateau du Larzac contre l’extension des territoires de l’armée. La Legal Team Collective qui accompagne nos manifestations rappelle le groupe Défense collective, créé en 1972 pour penser de nouvelles formes de pratiques du droit et combattre la répression de l’État. La violence était au centre des discussions, voire devenait concrète, alors que l’on s’interroge aujourd’hui sur la place des destructions de biens.

L’ouvrage invite à regarder nos luttes au miroir des combats menés par celles et ceux qui nous ont précédé·es.

Depuis quelques années, de nombreux médias indépendants fleurissent ou tentent de s’organiser pour porter une information de résistance et de réflexion. Un enjeu pris à bras-le-corps dans les années 1970 par Libération, Le ­Nouvel Observateur ou Politique Hebdo, sorte d’ancêtre de Politis, sans compter les innombrables bulletins d’information à l’époque. La répression d’État et le camp de la réaction se ressemblent également, à un demi-siècle d’intervalle. Les morts rythment les mobilisations : le livreur algérien Mohamed Diab, tué par la police en 1971, et le maoïste Pierre Overney, assassiné en 1972 par un vigile devant les portes de Renault, font écho aux décès de Clément Méric en 2013, assassiné par des nervis d’extrême droite, ou de Rémi Fraisse en 2014 sur le chantier du barrage de Sivens (Tarn), tué par une grenade offensive des gendarmes mobiles.

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Alors que le gouvernement et Gérald Darmanin entendent aujourd’hui dissoudre des organisations à tour de bras (malgré le camouflet infligé par le Conseil d’État, qui a annulé vendredi 10 novembre la dissolution des Soulèvements de la Terre), les pouvoirs gaulliste et pompidolien les précédaient déjà en dissolvant la Jeunesse communiste révolutionnaire en 1968, puis la Ligue communiste en 1973. Une loi dite « anticasseurs » est promulguée dès juin 1970, ouvrant la répression du mouvement social – elle sera abrogée par le gouvernement Mauroy en novembre 1981 –, qui rappelle celle que l’on connaît aujourd’hui. La présence toujours plus forte dans nos rues des groupuscules et milices d’extrême droite, allant jusqu’à se faire les supplétifs des forces de l’ordre, réactive la triste mémoire d’Occident et d’Ordre nouveau.

Pour autant, l’ouvrage n’entend pas être nostalgique d’une époque marquée par la violence politique et les querelles picrocholines. Il invite plutôt à regarder nos luttes au miroir des combats menés par celles et ceux qui nous ont précédé·es. Telle une invitation – bienvenue et heureuse – à penser « les formes légitimes de riposte » dans notre triste époque trop souvent « contre-révolutionnaire ».


Les parutions de la semaine

Pain et liberté. Une histoire politique du pain Coline Arnaud et Denis Saillard

Pain et liberté. Une histoire politique du pain, Coline Arnaud et Denis Saillard, Textuel, 304 pages, 45 euros.

« Du pain et des roses ». Alors que l’inflation grève les budgets, le mot d’ordre des ouvriers états-uniens de la ville de Lawrence, sans doute inspiré de la suffragette Helen Todd, résonne encore, 101 années plus tard. Dans ce magnifique ouvrage, rythmé par des illustrations qu’accompagnent de courtes analyses et des récits incarnés, Coline Arnaud et Denis Saillard démontrent l’importance de la question des subsistances dans l’élaboration des théories politiques, sociales et économiques. Et l’infinité des luttes qui en ont germé, du Moyen Âge à nos jours. L’heure serait-elle au retour d’un slogan plus ancien, entonné en 1848 : « Du pain ou du plomb ! » ?

C’est le peuple qui commande. La révolution des Œillets, 1974-1976 Victor Pereira

C’est le peuple qui commande. La révolution des Œillets, 1974-1976, Victor Pereira, éditions du Détour, 280 pages, 21,90 euros

« Democracia », « Liberdade » ! Deux des slogans majeurs de cette révolution des Œillets étonnante et très originale qui mit fin à plus de 40 ans de dictature fasciste salazariste, à partir du 25 avril 1974 – une révolution qui commença par une sorte de coup d’État militaire fomenté par de jeunes officiers sans qu’un seul coup de feu soit tiré. L’historien Victor Pereira propose une synthèse actualisée du processus révolutionnaire portugais en montrant que, loin de se limiter au seul 25 avril, il fut une longue marche vers la démocratie, l’établissement de droits sociaux collectifs et la décolonisation d’un immense empire européen, mettant fin à des années d’horribles guerres coloniales. Un livre important.

La Politique au crépuscule Mario Tronti, présenté et traduit de l’italien par Michel Valensi

La Politique au crépuscule, Mario Tronti, présenté et traduit de l’italien par Michel Valensi, L’Éclat / poche, 288 pages, 9 euros.

Décédé en août 2023, Mario Tronti fut l’un des pères de l’opéraïsme italien, courant marxiste hétérodoxe extrêmement novateur né – à la fin des années 1950 – des premières « enquêtes ouvrières »,
qui théorisa la figure de « l’ouvrier-masse ». Il revient dans ce recueil, d’abord paru en 1998, sur l’échec du mouvement ouvrier au XXe siècle. On ne saurait toutefois lire dans cette Politique au crépuscule l’achèvement désespéré du mouvement de l’émancipation, mais bien au contraire le scintillement d’une « lueur atmosphérique » qui demeure et ne peut que perdurer. Dans une langue, magnifiquement traduite par l’éditeur Michel Valensi, « scandée, ciselée, combative, constante, agressive et lucide ».

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Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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