« Si ce n’est pas de la préférence nationale, ça y ressemble fortement »
Dans une note, le collectif Nos services publics étudie l’impact de la préférence nationale induite dans la loi immigration. Pour Politis, Arnaud Bontemps, cofondateur du collectif et fonctionnaire, revient sur les conséquences désastreuses et peu anticipées du conditionnement des droits sociaux.
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Arnaud Bontemps : Si ce n’est pas de la préférence nationale, ça y ressemble en tout cas très fortement. Par cette loi, le gouvernement et le Parlement introduisent une distinction dans l’accès aux droits sociaux sur la base de critères, comme le lieu de naissance ou celui des parents. Concrètement, les étrangers vont être privés, plusieurs années durant, de droits sociaux aux allocations logement et aux prestations familiales. Ces droits permettent aux personnes pauvres de se loger et d’élever leurs enfants. Cette différence de traitement pour des situations identiques aura des conséquences en matière d’inégalité et d’augmentation de la pauvreté.
En quoi cela est différent des critères d’attribution du RSA ?
Si jusqu’à présent ces droits étaient universels, c’est pour une bonne raison. Ils concernent le droit fondamental d’élever ses enfants dans de bonnes conditions et le droit à la dignité. Ces droits n’ont ni nationalité, ni origine, ni durée de cotisation mais avec la préférence nationale, ils ne sont plus assurés. On l’illustre dans le dossier avec l’exemple de Yasmine qui est française et Saba qui est étrangère. Mères célibataires et aides-soignantes à mi-temps, avec les aides, elles disposent aujourd’hui chacune de 1 621 euros par mois. On a basé leurs revenus sur la médiane des 2 millions de familles monoparentales en France. Si la loi entrait en vigueur, Saba se verrait privée de ses droits à l’allocation de soutien familial pour les parents isolés, de prestation d’accueil du jeune enfant et de l’allocation logement qui l’aide à payer son loyer. La loi ne lui laisserait que 651 euros pour elle et son garçon, la plaçant en dessous du seuil de très grande pauvreté.
Cela incarne assez bien la rupture avec nos principes : à situation similaire, il y a un traitement radicalement différent de deux personnes avec les mêmes situations sociales et les mêmes besoins sociaux. Cette préférence nationale ne va pas améliorer la situation de Yasmine, simplement la situation de sa voisine, elle va être fortement détériorée et aggravée. Cela va augmenter la pauvreté dans un pays qui n’en a pas besoin.
Vous présentez une véritable étude d’impact d’une loi qui a été votée par le Parlement. Comment expliquez-vous que le gouvernement n’ait pas anticipé les conséquences de cette loi ?
Dans un débat complètement escamoté par des considérations d’accords politiques, il est probable que les députés et les sénateurs aient voté complètement à l’aveugle une loi qui, pourtant, aurait des conséquences sur des dizaines de milliers de personnes. Ce qui se joue ce ne sont pas des questions de majorité au parlement entre tel ou tel groupe politique, ce qui se joue, c’est la vie et les conditions d’existence de centaines de milliers de personnes qui habitent sur notre territoire.
Ce qui se joue, c’est la vie et les conditions d’existence de centaines de milliers de personnes.
À travers ce dossier, nous essayons d’éclairer les discussions et la décision du Conseil constitutionnel sur une loi qui va surtout toucher les plus précaires et les enfants. D’après les estimations de quatre économistes que nous reprenons, ce sont au moins 110 000 personnes – dont 30 000 enfants –, qui seraient concernés. On a retenu l’hypothèse minimale par réalisme et par prudence, mais cela pourrait toucher jusqu’à 7 fois plus de personnes. L’impact sur la population est massif, on estime que dans 5 ans, si la loi s’applique, 1 enfant sur 2 concerné par ces mesures se situerait sous le seuil de très grande pauvreté.
Le conditionnement des droits sociaux pour les étrangers aura en outre des effets qui n’ont pas été prévus. Dans ce cadre, la préférence nationale limite l’accès en droits sociaux même pour des personnes de nationalité française. Pour 2 enfants français dans des situations similaires, selon leur origine, donc la nationalité de leurs parents, celui dont la famille est de nationalité étrangère, se verrait priver de ses droits sociaux. Cela augure l’idée d’un glissement vers des restrictions de droits qui, dans le futur, s’appliqueraient potentiellement au reste de la population.
La décision du Conseil constitutionnel attendue le 25 janvier prochain peut-elle changer la donne ?
Le Conseil constitutionnel ne juge pas en opportunité, il juge en droit et se réfère uniquement aux ruptures de principe vis-à-vis de la Constitution. Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, citait récemment un de ses prédécesseurs : « Toute loi inconstitutionnelle est forcément mauvaise, mais toute loi mauvaise n’est pas forcément inconstitutionnelle. » Néanmoins, il existe des principes fondamentaux très forts d’égalité, de non-discrimination, de droit à disposer de « moyens convenables d’existence » pour soi et ses enfants. La loi est en rupture avec tout cela.
L’intérêt supérieur des enfants n’est pas garanti et l’égalité n’est pas respectée.
Si elle venait à être acceptée, cela pourrait être une grande infraction à nos principes. Avec l’introduction d’un critère de nationalité pour l’accès aux droits universels, l’intérêt supérieur des enfants n’est pas garanti et l’égalité n’est pas respectée. Dans le dossier que nous allons lui remettre, nous nous attardons sur un point peu évoqué : celui de la rupture d’égalité entre deux enfants de nationalité française, mais dont l’un, à des parents étrangers. J’espère que le Conseil saura l’apprécier avant de rendre sa décision.
En quoi subordonner des droits universels à une durée d’activité ou de résidence est dangereux pour les citoyens ?
On constate un élargissement progressif du conditionnement des prestations sociales qui sont censées garantir le droit à la dignité. Derrière les conséquences pour les familles concernées, cette loi créerait un précédent dans le conditionnement des droits sociaux, qui pourrait être élargi à l’ensemble de la population. C’est une certitude, dans le passé, les restrictions de droits sociaux ont toujours été progressives et s’appuient sur des ruptures de principes appliquées, d’abord, à une fraction restreinte de la population.
Introduire des conditions comme la durée de résidence ou de cotisation pour accéder aux droits sociaux qui à la base sont universels, modifie en profondeur les principes de la protection sociale. Conditionner les droits sociaux introduit l’idée qu’ils pourraient devenir « contributifs », c’est-à-dire, conditionnés et limités. Dans un contexte de restriction graduelle des droits sociaux, avec les réformes de l’assurance-chômage, du RSA et de la retraite, l’élargissement de ce conditionnement à l’ensemble de la population française est un risque réel. Qu’est ce qui ferait obstacle demain à ce qu’on demande une certaine durée de cotisations aux nationaux pour bénéficier des aides aux logements ?
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