« Il y a les germes d’une nouvelle donne politique en Israël »

Marius Schattner, journaliste franco-israélien établi en Israël, analyse la position de la société israélienne face au conflit. Si Netanyahou est vivement contesté, il n’y a pas de remise en cause fondamentale de la guerre à Gaza.

Alexandre Leguen  • 24 janvier 2024 abonnés
« Il y a les germes d’une nouvelle donne politique en Israël »
Manifestation contre le gouvernement et réclamant la tenue d’élections à Tel-Aviv, le 13 janvier.
© Raphael Gotheil / Hans Lucas / AFP

Depuis les attaques du Hamas, le 7 octobre, Israël vit au rythme de la guerre. Dans une société traversée par les contradictions, la question des otages est devenue le liant d’une critique qui s’adresse d’abord au Premier ministre, Benyamin Netanyahou, qui semble dans une situation politique inextricable.

Le 13 janvier, plus de 120 000 citoyens israéliens se sont réunis sur l’esplanade rebaptisée « place des otages » à Tel-Aviv à l’occasion du 100e jour du début des hostilités (1), pour un rassemblement de 24 heures. Quelles sont leurs revendications ?

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Le Hamas a enlevé 242 Israéliens lors de son attaque du 7 octobre. Selon les derniers décomptes, 121 otages ont été libérés (dont 110 à la suite de la trêve conclue du 24 novembre au 1er décembre 2023), 136 sont toujours retenus dans l’enclave, et au moins 25 présumés morts.

Marius Schattner : C’est d’abord un mouvement qui estime que la priorité absolue d’Israël doit être portée sur la libération des otages, ce qui reflète l’avis d’une grande partie de la société. Or Benyamin Netanyahou et son cabinet de guerre se sont progressivement enfermés dans des objectifs antagoniques : éradiquer le Hamas tout en assurant œuvrer à la libération des otages. Pour les familles des Israéliens toujours retenus à Gaza, le gouvernement doit accepter un compromis, même si cela doit conduire à un cessez-le-feu.

Les gens se demandent : où on va ?

Mais, pour ce dernier, conclure une nouvelle trêve avec le Hamas avant d’avoir accompli ses objectifs militaires serait considéré comme une défaite. Les manifestants lui reprochent aussi de ne plus être en mesure d’assurer la sécurité des civils, à l’image des presque 200 000 Israéliens qui ont été évacués des zones frontalières avec Gaza et le Liban et qui attendent toujours de pouvoir rentrer chez eux. En revanche, la question de la réponse militaire apportée aux atrocités du 7 octobre continue de faire consensus.

Quelles significations peut-on tirer de ces manifestations ? Les partisans de la paix trouvent-ils de l’écho ?

Il n’y a pas une mobilisation aussi franche et nette qu’avant la guerre. Un sentiment paradoxal traverse la société israélienne depuis le 7 octobre : d’une part, il existe une critique très générale contre Benyamin Netanyahou, qui s’est effondré dans les sondages. D’autre part, il n’y a pas une remise en cause fondamentale de la guerre à Gaza telle qu’elle est conduite. La société reste focalisée sur la question des otages. Les manifestations contre la guerre sont minimes et on note une indifférence prononcée sur les terribles dommages infligés à la population civile palestinienne. Elles témoignent avant tout du sentiment de désarroi qui traverse le pays depuis les atrocités commises par le Hamas. Depuis peu, ce qui domine, c’est le sentiment qu’on ne voit pas le bout de cette guerre. Les gens se demandent : où on va ?

Quelle est la place de la gauche israélienne dans ce débat ? Est-elle toujours audible ?

La gauche survit à travers les partis de la gauche sioniste ou les partis arabes israéliens, mais demeure inexistante dans une société dont le courant profond est de droite. Les quelques voix qui s’élèvent contre la guerre et pour l’idée de la paix avec les Palestiniens sont inaudibles pour l’instant. On parle éventuellement d’une liste commune aux prochaines élections entre le Meretz et le Parti travailliste, menée par Yaïr Golan, un ancien chef d’état-major adjoint qui a eu une attitude courageuse au début de la guerre et qui ne s’oppose pas à des négociations avec le Hamas. Les sondages estiment qu’elle pourrait obtenir une dizaine de sièges à la Knesset, un chiffre important mais qui reste très théorique à l’heure qu’il est.

Comment les dernières semaines de guerre et les mouvements de contestation ont-ils été relatés dans les médias israéliens ?

Les médias rapportent en général avec beaucoup de sympathie les manifestations pour la libération des otages, en dehors des canaux d’extrême droite. Au contraire, les informations sur la situation catastrophique subie par la population palestinienne à Gaza ne circulent presque pas. Ce n’est pas étonnant car, en dehors de Haaretz, la plupart des médias israéliens sont en faveur de la poursuite d’un conflit qu’ils jugent justifié.

Il existe un souci constant de justifier et de légitimer cette guerre.

Le ton des trois grandes chaînes de télévision est quant à lui très sévère vis-à-vis de M. Netanyahou et de la manière dont la guerre est menée. Depuis le 7 octobre, il n’apparaît plus comme crédible pour défendre la population. Un autre des aspects médiatiques liés à la guerre est celui de la « hasbara », c’est-à-dire la préoccupation pour Israël de jouir d’une image positive dans le monde : ainsi, il existe un souci constant de justifier et de légitimer cette guerre dans les médias dominants.

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Comment expliquer ce mutisme quasi général à propos de la situation à Gaza ?

Depuis des années, il y a une déshumanisation croissante des Palestiniens au sein d’Israël à cause de l’occupation et des réactions qu’elle engendre, notamment les actes de terrorisme. C’est un grand classique : on déshumanise celui qui est perçu comme l’ennemi. Les atrocités perpétrées par le Hamas le 7 octobre et le fait que ce dernier soit soutenu par une très grande partie de la population palestinienne n’ont fait qu’accentuer ce processus. Et puis les pays en guerre n’ont jamais eu intérêt à diffuser des images de destructions. Ce qui a fait bouger les Américains au Vietnam, ce sont avant tout les pertes de jeunes soldats, et non les bombardements massifs au Nord-Vietnam.

Le gouvernement israélien s’oppose sur la stratégie militaire et sur les conditions de l’après-guerre. Le courant du suprémacisme sioniste incarné par Bezalel Smotrich veut par exemple réimplanter des colonies à Gaza : Netanyahou est-il dépassé par sa droite ?

Netanyahou est en même temps complice et otage. Il assume de mener une politique guerrière mais n’est pas fou au point de vouloir réinvestir Gaza, ce qui conduirait à une occupation militaire et à une implantation de nouveaux colons qui auraient des effets catastrophiques. En réalité, l’extrême droite du sionisme religieux tente d’imposer ses vues annexionnistes en jouant sur la rupture qui existe entre Netanyahou et l’armée, qui se renvoient la balle sur la responsabilité des défaillances lors du 7 octobre.

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La stratégie militaire continue aussi de poser question : le mardi 16 janvier, une vingtaine de roquettes ont été tirées depuis des quartiers en principe contrôlés par Israël. Les droites se fissurent sur une stratégie militaire contradictoire : occuper le terrain est une folie, mais comment parvenir à l’objectif de destruction du Hamas sans passer par là ? C’est sur ces points que tente de s’engouffrer l’extrême droite. Pour ma part, je n’y crois absolument pas. Il n’y a pas une part dominante de l’opinion qui souhaite qu’Israël colonise de nouveau Gaza, au contraire.

Je pense que la société israélienne est à l’aube d’une contestation très profonde.

Dans ce contexte, comment a été accueillie la déclaration du ministre de la Défense, Yoav Galant, le 16 janvier, annonçant la fin de la « phase intensive » de l’offensive dans le sud de l’enclave de Gaza ?

Les mesures pour diminuer l’intensité de la guerre à Gaza, sauf pour l’extrême droite, sont plutôt bien perçues dans l’opinion. Tous les matins, les Israéliens se réveillent avec les images des dernières victimes israéliennes de l’offensive, souvent de jeunes militaires, ce qui a un effet non négligeable sur la population. À ce sujet, et sur la question des otages, je pense que la société israélienne est à l’aube d’une contestation très profonde car elle ne comprend plus les objectifs. Cela ne veut pas dire que la guerre va se terminer demain : le gouvernement parle de poursuivre le conflit au moins jusqu’en 2025.

Vous dites que nous sommes peut-être à l’aube d’une contestation très profonde en Israël. Est-ce que le mécontentement qui traverse la société depuis la tentative de Benyamin Netanyahou de réformer le système judiciaire finit par être plus fort que son cabinet de guerre ?

Nous n’en sommes pas à ce point-là, mais on s’en approche, en particulier à cause de la question des otages. La société israélienne a l’impression que le gouvernement est en train de les abandonner à leur sort, ce qui renforce encore un peu plus l’impopularité de Benyamin Netanyahou. Comme la société israélienne, l’union sacrée se fissure. Il n’y a pas de perspective politique, et même si Israël porte des coups sévères au Hamas, l’offensive n’apparaît pas comme une victoire militaire.

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Les défaillances internes de l’armée, qui sont pour beaucoup liées aux fausses conceptions développées par Netanyahou sur le Hamas, finiront forcément par induire des conséquences politiques après la guerre. Dans ce contexte, il n’est pas impossible que le mouvement de contestation redéfinisse ses objectifs et se transforme peu à peu en une mobilisation pour la fin de la guerre.

Quelles nouvelles formes peut prendre la contestation, et quelles suites peut-on attendre dans les prochains mois ? Comment Israël va évoluer notamment face à la pression internationale ?

Il y a d’abord une suite économique, car la guerre a un coût très élevé qui commence déjà à se ressentir dans l’économie israélienne. Le gouvernement de coalition est divisé sur la question du budget, par exemple. Sur le plan politique, il n’est pas possible qu’après un tel échec, un tel désastre, les responsables n’en payent pas le prix d’une façon ou d’une autre. D’après moi, Netanyahou est fini. Golda Meir, qui avait fait moins d’erreurs au moment de la guerre du Kippour, en 1973, au moins avait remis sa démission.

D’après moi, Netanyahou est fini.

Il y a les germes d’une nouvelle donne politique en Israël. Ceux qui vont en tirer les bénéfices, ce n’est certainement pas la gauche, mais plutôt une droite plus modérée comme celle proposée par Benny Gantz. Ce courant est plus sensible aux pressions américaines et à la situation internationale, et critique une guerre qui n’a « aucun objectif politique ». Mais sur le dossier palestinien, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne présente pas une alternative claire.

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Monde
Publié dans le dossier
La dérive fasciste de Netanyahou
Temps de lecture : 9 minutes

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