« Réconcilier les partis et les mouvements sociaux »

Coautrice d’un essai interpellant vivement la gauche, Priscillia Ludosky, figure des gilets jaunes, s’interroge sur la distance toujours plus grande entre les politiques et les citoyens. Il importe selon elle de mieux entendre ces derniers pour transformer les institutions et, ainsi, « changer (vraiment) la vie ».

Olivier Doubre  • 31 janvier 2024 abonné·es
« Réconcilier les partis et les mouvements sociaux »
"Une des leçons du mouvement des gilets jaunes est qu’il aurait pu contribuer à faire face à certains défis du changement climatique. Encore une fois, l’obstacle principal a été Macron lui-même."
© Maxime Sirvins

Gagner. Pour que la politique change (vraiment) nos vies, Priscillia Ludosky, Mahaut Chaudouët-Delmas et Samuel Grzybowski, Au Diable Vauvert, 278 pages, 18 euros.

Née en 1985, figure initiatrice du mouvement des gilets jaunes en 2018, Priscillia Ludosky n’a jamais été encartée dans un parti politique. Attachée à la démocratie participative et à l’union de la gauche, elle soutient d’abord la Primaire populaire en 2022, puis bientôt le programme de LFI, « L’Avenir en commun », avant de participer aux états généraux de l’écologie d’EELV en 2023. Elle reste déçue par les difficultés actuelles de la Nupes, alliance dans laquelle elle a cru.

Dans Gagner. Pour que la politique change (vraiment) nos vies, livre écrit avec la militante féministe Mahaut Chaudouët-Delmas et le militant et entrepreneur social Samuel Grzybowski, jadis engagé dans la Primaire populaire, elle s’interroge sur les échecs passés de la gauche de transformation sociale et écologique, et des combats contre toutes les discriminations. 

Le titre de votre livre est Gagner. C’est là l’impératif politique et électoral auquel vous réfléchissez. S’agit-il d’un vade-mecum pour une victoire à gauche ? Et d’une apologie de « l’histoire longue de l’union de la gauche » ?

C’est d’abord un appel à l’humilité, à prendre du recul, à se remettre en question. Ce que chaque être humain est en droit et en capacité de faire, encore plus dans ce monde politique difficile et violent. On admet volontiers qu’il existe un long héritage à gauche qui a permis l’obtention de nombreux droits, en matière aussi bien de libertés que d’égalité. Néanmoins, on est à un stade de crise démocratique tellement grave, de défiance de la population envers les politiques et les corps intermédiaires en général, que cela exige, selon nous, de l’humilité et cette remise en question.

La question, à gauche, est de savoir si on va encore s’amuser à se tirer dans les pattes.

Mais nous parlons aussi du vivier abstentionniste en disant que, au-delà de ces forces politiques, il existe une force plus grande composée des personnes qui ne votent plus non pas parce qu’elles ne sont pas intéressées, mais parce qu’elles n’ont plus confiance ou ont l’impression qu’il n’y a plus d’impact positif sur leurs vies lorsqu’une décision politique est prise. Nous reconnaissons que la gauche a apporté beaucoup de choses par le passé dans la vie des citoyens, mais nous nous demandons si, aujourd’hui, elle a vraiment envie de faire ce qu’il faut, dans son fonctionnement, pour qu’il y ait vraiment plus de participation interne des membres ou de la population à la vie du parti ou à l’élaboration du programme.

Car nous le déplorons dans le livre : les partis ne sont plus des lieux de débat ou de construction collective de propositions, mais plus un entre-soi de personnes qui ne sont pas forcément en contact avec la population et qui produisent des mesures qui n’ont plus d’impact, précisément à cause de cette déconnexion. Nous sommes à un tournant, où la montée des extrêmes se fait un peu partout en Europe, et plus particulièrement en France, où Marine Le Pen a failli passer en 2022 et se trouve en bonne position pour 2027.

La question, à gauche, est donc de savoir si, dans cette situation, on va encore s’amuser à se tirer dans les pattes – comme c’est le cas aujourd’hui avec l’évolution de la Nupes. Alors qu’on est face à de grands dangers, comme le réchauffement climatique (qui n’est plus contesté désormais) ; l’urgence sociale, avec l’accroissement incroyable des inégalités et du nombre de personnes pauvres, de plus en plus précaires ; et l’urgence démocratique, avec la montée de l’extrême droite. Aussi, que fait-on ? Va-t-on continuer à « se renifler » les un·es les autres ou bien agir ?

Vous revenez dans la première partie du livre sur les divisions anciennes au sein de la gauche et sur certaines logiques affligeantes des partis, parfois plus disposés à perdre seuls qu’à gagner ensemble. Vous êtes donc pessimiste sur la gauche ?

Malheureusement oui. Il y a eu un engouement pour la Nupes, beaucoup de gens qui n’étaient pas vraiment dans le monde politique ont mis leur ego de côté et se sont rangés, disciplinés, en ordre de bataille pour cette alliance et ses candidats. Ce que les partis n’ont ensuite pas fait. On aurait pu espérer voir avec la Nupes, et après la séquence des élections de 2022, une vraie construction programmatique sur le fond. Or ce n’est pas ce qui s’est produit : beaucoup de militants en interne se plaignent et dénoncent le manque d’outils démocratiques pour faire émerger leur parole, le fait que ce soit beaucoup trop centralisé et vertical. Car comment prétendre vouloir changer les choses du côté du pouvoir si l’on n’est pas soi-même prêt, dans les mouvements et dans les partis, à un fonctionnement plus démocratique ? 

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Le problème, c’est que le spectacle donné, toutes ces divisions affichées, tous ces scandales affaiblissent grandement nos forces. On en oublie les propositions portées par la Nupes dans son programme, ou qu’elle devrait porter. Les gens se lassent de ces batailles médiatiques et oublient l’existence de ce socle programmatique qu’est notamment L’Avenir en commun, qui a pourtant été longuement travaillé sur le fond, puis voté par des militants, après des heures d’échanges entre eux. On peut in fine s’interroger, du point de vue démocratique, sur le fait de voter d’abord pour un candidat, avant de voter pour un programme.

Si vous rappelez la longue histoire des conquêtes sociales et des libertés acquises depuis 1789, vous vous alarmez sur le fait qu’elles sont aujourd’hui fragilisées, sinon attaquées…

Le droit d’association, né de la loi de 1901, en est un exemple. De même que la réduction du temps de travail, qui a tendance à être de plus en plus contestée. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si on va laisser les gouvernements Macron (et on ne sait qui en 2027) continuer à démanteler toutes ces conquêtes sociales. Car c’est déjà en cours, comme on l’a vu sur les retraites ou sur les libertés, notamment de manifester et de se rassembler.

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Comme ce qui se passe avec l’association Anticor : comment se fait-il qu’il faille un agrément du gouvernement à cette association, alors que la lutte contre la corruption devrait par définition se faire en toute indépendance ? Pourquoi le gouvernement conserve-t-il une mainmise sur ce type de procédure ? On ne peut pas subir tous ces reculs de libertés, individuelles et collectives, que l’on a connus sous Macron I et Macron II. Si nous restons optimistes sur le fait d’être capables de nous mobiliser dans la rue, nous le sommes bien moins pour ce qu’il reste d’une gauche unie et organisée aujourd’hui.

Vous avez été une figure du mouvement des gilets jaunes. Quelles leçons en gardez-vous,
cinq ans après ?

La leçon principale que j’en retire est qu’il a permis de questionner le fonctionnement des institutions. Et qu’il a porté ces questions dans la rue, alors qu’elles étaient auparavant un sujet considéré comme théorique, défendu par des experts ou dans des think tanks… Depuis Mai 68, on n’avait pas vu dans la rue de revendications liées à la démocratie, inscrites sur des pancartes. Certes, il y avait eu Nuit debout un peu avant mais, avec les gilets jaunes, nous avons présenté ces revendications au gouvernement lorsque nous avons été reçus par le ministre de la Transition écologique de l’époque.

Nous avions espéré du pouvoir qu’il voie cela comme une possibilité d’amélioration, il l’a vu comme une menace.

La transformation des institutions a été un grand ensemble de nos revendications, comme la demande d’assemblées citoyennes ou le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Cela interrogeait clairement le système représentatif tel qu’il existe aujourd’hui, en disant : « Nous ne pouvons plus vous laisser seuls aux commandes ! » Cela remettait en cause non seulement son fonctionnement, mais surtout son efficacité. D’ailleurs, Emmanuel Macron ne s’y est pas trompé puisqu’il a attaqué vivement le RIC en disant qu’il était dangereux et menaçait la démocratie représentative ! Et pour cause, puisqu’on l’a questionnée.

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Mais, alors que nous avions espéré du pouvoir qu’il soit à l’écoute, qu’il voie cela comme une possibilité d’amélioration, il l’a vu comme une menace. Il y a eu ensuite le fameux « grand débat », qui d’ailleurs a coûté très cher, et à propos duquel a été déposée à l’Assemblée nationale une résolution transpartisane pour savoir ce qu’il est advenu des centaines de « cahiers de doléances » mis à disposition dans les mairies et remplis par des centaines de milliers de citoyens. Or Macron les a ignorés et n’en a pas exploité une ligne. Cela montre en fait qu’il n’avait rien à faire de ces demandes démocratiques et citoyennes.

Outre cette soif de démocratie participative, je crois que l’autre leçon du mouvement est qu’il aurait pu contribuer à faire face à certains défis du changement climatique. Encore une fois, l’obstacle principal a été Macron lui-même. Enfin, j’ai pris conscience des obstacles mis en place par le pouvoir face à certaines formes de mobilisation, comme ceux limitant la désobéissance civile ou, plus largement, le droit à manifester, après les occupations des ronds-points et les rassemblements spontanés. La question demeure donc quant aux marges de manœuvre des citoyens et à leurs modes de mobilisation.

Faites-vous un lien avec l’actuel mouvement des agriculteurs ? Y voyez-vous à la fois l’expression de revendications populaires contre la pauvreté et d’autres anti-écolos, comme ce à quoi on a parfois réduit les gilets jaunes ?

C’est vrai qu’on a beaucoup dit des gilets jaunes qu’ils étaient « anti-écolos », résultat d’une guerre de communication qui a relativement bien fonctionné. Pour les agriculteurs aujourd’hui, beaucoup de parallèles ont en effet été dressés avec les gilets jaunes. Mais je ne crois pas que ceux-ci étaient fondamentalement anti-écolos. C’est ce que nous avons voulu montrer avec Marie Toussaint dans notre précédent livre (1) : parmi les gilets jaunes, beaucoup se souciaient de l’environnement.

1

Ensemble nous demandons justice. Pour en finir avec les violences environnementales, Priscillia Ludosky et Marie Toussaint, Massot, 2020.

J’en croise d’ailleurs souvent dans les manifestations en faveur du climat. Et lorsque je leur demande les raisons de leur participation, ces personnes qui vivent un peu partout en France me disent souvent être touchées de plein fouet par les inondations, les effets de la pollution, être parfois malades parce qu’elles habitent à côté d’élevages de porcs ou de zones d’épandage de pesticides, ou d’autres des Antilles subir les effets du chlordécone, etc. Ce sont des personnes qui étaient soit déjà mobilisées dans des associations locales, soit touchées dans leur santé, soit qui avaient une très forte conscience de ces questions.

Il faut désormais construire des mobilisations trans-secteurs.

Et des agriculteurs ont été parmi les premiers à me contacter au début du mouvement des gilets jaunes pour me dire qu’ils ne supportaient plus leur mode de vie, qu’ils ne se sentaient pas écoutés, ni par l’Europe ni par la France, qu’ils ne s’en sortaient pas. Sans compter qu’il y a un taux de suicides énorme parmi les paysans, souvent surendettés. La connexion a été très rapide avec eux. Même si je sais bien qu’il y a aussi des contradictions. D’un côté, chez certains, sur l’usage des pesticides ou les élevages intensifs, alors qu’ils sont les premiers à souffrir de ces modèles. De l’autre, certains discours des ONG écolos sont parfois ressentis par eux comme trop culpabilisants.

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Je crois donc qu’il faut accompagner les personnes et surtout coconstruire avec elles, car le malaise du monde agricole est une réalité. Ce qui explique la mobilisation à l’échelle européenne, mais aussi aux Antilles ces jours-ci. Cette colère, tout le monde l’entend et la connaît. Cela pose la question du mode de mobilisation. Je fais le parallèle avec la lutte des soignants, qui se mobilisent depuis trente ans. Pour les uns comme pour les autres, cela ne peut plus se limiter à leur seul secteur avec les seules personnes directement concernées. Il faut désormais construire des mobilisations trans-secteurs : lorsque les enjeux sont aussi importants que l’alimentation ou la santé, on ne peut plus laisser les professionnels d’un secteur se mobiliser seuls.

« Lorsque les enjeux sont aussi importants que l’alimentation ou la santé, on ne peut plus laisser les professionnels d’un secteur se mobiliser seuls. » (Photo : Maxime Sirvins.)

C’est pourquoi, vu les défaites du mouvement social ces dernières décennies, dont celle sur les retraites l’an dernier, toute la fin du livre est consacrée à la question de l’union des mouvements, syndicats et organisations, alliant revendications sociales, démocratiques et écologiques…

La thèse principale du livre est qu’il faut remporter d’abord l’Élysée, là où se concentrent de fait les pouvoirs – en dépit de toutes les critiques que l’on peut faire à la Ve République et à son système –, pour changer la manière dont on exerce le pouvoir. En changeant aussi le fonctionnement politique, à partir des partis et des mouvements sociaux. Du côté des partis, nous l’avons déjà évoqué, il faut éviter la course aux sièges, en finir avec les guerres intestines et une culture de la violence interne. Mais aussi rompre avec une certaine culture de la défaite, voire du confort, où l’on remporte quelques sièges en restant ensuite dans l’opposition plusieurs années.

Dans le champ politique, il s’agit de ne laisser personne au bord de la route.

Une fois que l’on a changé cette culture dans les partis, il faut renouer avec les luttes, donc avec les mouvements sociaux : antiracistes, pro-LGBT, féministes, écologistes, des gilets jaunes, des soignants et plus largement des autres travailleurs mobilisés, et la liste est loin d’être exhaustive. Cela permettrait de générer plus de confiance dans les organisations de la société civile, à côté des partis politiques, à l’égard de qui les mouvements sociaux ont parfois une certaine méfiance. D’où la nécessité de changer les logiques de chaque côté, en commençant par une remise en question au sein des partis pour que, par ricochet, il y ait moins de frilosité vers les mouvements sociaux et une envie de dialogue et de travail en commun.

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Tout l’enjeu est là : celui d’enclencher la réconciliation entre ces deux pôles. Comme dans le cas de la réconciliation entre social et écologie. C’est ce que j’avais essayé de dire dans la pétition que j’avais lancée sur la taxe carbone [le 29 mai 2018, qui récolta un million de signatures, à l’origine du mouvement des gilets jaunes, N.D.L.R]. J’y écrivais que l’impact des mesures en faveur de l’écologie s’exerce trop souvent au détriment des plus précaires, alors que ce ne sont pas forcément eux qui polluent le plus. Je disais finalement que l’on ne pourrait pas faire, en la matière, sans les agriculteurs.

De même, dans le champ politique, il s’agit de ne laisser personne au bord de la route, à la différence de ce qui s’est passé lors de la construction de la Nupes, où beaucoup de gens ont été parachutés à cause de logiques d’appareil, au détriment de ceux qui militaient depuis dix, vingt ou trente ans sur leurs territoires et qui, souvent, se sont effacés d’eux-mêmes au nom de l’efficacité. Beaucoup ont été humbles et l’ont fait de bonne foi. Nous essayons aussi de questionner, dans le livre, cette responsabilité. 

On ne peut pas rester à regarder les blocs d’extrême droite et libéral travailler de concert.

L’autre ligne de force que nous souhaitons mettre en avant est la question des pôles politiques auxquels nous sommes confrontés. Il y en a deux : celui de l’extrême droite, mortifère pour le climat et les populations ; et celui que nous appelons « l’extrême argent », libéral, tout aussi mortifère, qui est au pouvoir. On ne peut pas rester à regarder ces deux blocs qui travaillent en fait de concert, comme on vient de le voir avec la loi sur l’immigration. C’est pourquoi, selon nous, le seul « salut » ne peut venir que de la construction d’un troisième pôle, que nous désignons comme « le camp de la vie ». C’est tout l’enjeu aujourd’hui, à gauche, que de s’organiser, démocratiquement, à l’élaboration théorique, pratique, stratégique, de ce camp de la vie.

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