Ruffin-Glucksmann, premières lignes de dialogue
L’échange entre les deux hommes n’est pas spécialement un échange de politesses, mais a le mérite de la confrontation constructive et de faire souffler un peu d’air frais à gauche.
dans l’hebdo N° 1794 Acheter ce numéro
Ce n’est pas vraiment un échange de politesses, mais ce n’est pas non plus un chapelet d’injures, loin de là. Quand François Ruffin, l’un des responsables les plus en vue de La France insoumise, écrit à Raphaël Glucksmann, probable tête de liste socialiste aux européennes du 9 juin, le ton est ferme mais apaisé. « Voilà plusieurs fois que vous me tendez la main, “il faudra parler avec Monsieur Ruffin”. Il le faut, oui, ce dialogue, avec vous. Permettez-moi de démarrer cet échange ici… » Ainsi commence la lettre ouverte de l’insoumis au fondateur de Place publique, qui fait suite aux louanges adressées par Glucksmann à Ruffin qui, quelques jours auparavant, saluait « une voix qui fait du bien à la politique, et qui se différencie à la fois d’un discours conformiste et brutalisant ». Mais le baume risque de faire plus de mal que de bien s’il couvre une plaie qui n’est pas traitée.
Le grief est d’abord social. Ruffin ne reproche pas à Glucksmann ses origines d’enfant bien né, ayant fait les bonnes écoles, il le félicite même de vouloir s’émanciper de l’entre-soi social, mais il craint une rechute. Ruffin attaque sur deux terrains : la démocratie et l’Europe. Fort heureusement, personne ici ne fait le procès de la démocratie, qui redevient un paradigme de la gauche. Mais quelle « démocratie » ? Celle des pures formes ? Celle du rendez-vous quinquennal espacé de promesses trahies, et de débats parlementaires expédiés à grands coups de 49.3 ? Ruffin rappelle que notre démocratie ne s’est toujours pas remise du référendum sur l’Europe de 2005, du « non » populaire au traité constitutionnel foulé aux pieds par Sarkozy et le PS. Le monde ne se divise donc pas en autocrates, façon Poutine, et « démocrates » version Macron. C’est le mérite de Ruffin de le rappeler à son interlocuteur.
L’échange entre les deux hommes présente l’avantage de faire souffler un peu d’air frais à gauche.
Le problème devient plus complexe encore avec la question européenne. Élu du parlement de Strasbourg, Glucksmann est un croisé de l’Union européenne. Jusqu’à la naïveté ? Jusqu’à en omettre la question sociale ? C’est ce que semble penser Ruffin. Et la question de l’adhésion de l’Ukraine vient comme un redoutable cas d’école. Glucksmann semble n’envisager le problème que sous l’angle de la démocratie, et de la résistance à l’ogre Poutine. De ce point de vue, on ne peut que l’approuver. Mais Ruffin lui oppose une autre approche. « Vous dites : “Si vous votez pour nous, nous soutiendrons l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Si vous êtes farouchement hostile à cette adhésion, je vous propose de voter pour la liste du RN.” » La formule est pour le moins risquée. En pleine crise agricole, et alors que des territoires entiers subissent les effets des délocalisations, beaucoup de nos concitoyens risquent de tomber du mauvais côté.
Ruffin rappelle le « cataclysme silencieux » et le million d’emplois industriels détruits du fait des départs d’entreprises vers la Pologne, la Hongrie ou la Roumanie. Il en fait la liste pour sa seule région : Continental, Goodyear, la Générale sucrière, Honeywell, Abelia – liste non exhaustive. Et la colère des agriculteurs n’est pas loin. Voilà le bilan d’une Europe qui s’est étendue sans précautions ni protection. Pour Glucksmann, l’adhésion de l’Ukraine à l’UE est un objectif géopolitique. Pour Ruffin, qui rappelle que le salaire moyen en Ukraine est de 373 euros, le risque est social. Revoilà la fameuse « concurrence libre et non faussée ». Revoilà le référendum contrarié de 2005, et une démocratie infirme qui finit par faire le jeu des autocrates et des extrêmes droites. Il n’y a pas que l’enfer qui est pavé de bonnes intentions, l’Europe aussi.
On attend la réponse de Glucksmann, qui n’est pas non plus le ravi de la crèche que l’interpellation de Ruffin laisserait supposer. Manque ici la dimension écologique qui, à juste titre, l’obsède. Le débat doit se mener à ce point de rencontre des chemins entre social et écologie, entre démocratie formelle et démocratie sociale, entre Europe et nations. Et quelle réponse sur l’immigration, fonds de commerce sulfureux de l’extrême droite ? Ce débat doit se poursuivre – et nous les invitons, s’ils le souhaitent, à le faire dans nos colonnes –, même si l’échéance des européennes risque de ne pas favoriser les rapprochements. Mais il y aura un « après ». On a déjà beaucoup élaboré sur ces sujets, à LFI notamment. Ce qui fait défaut, c’est la confrontation constructive. Car comme l’a souligné récemment Clémentine Autain à ses amis de LFI, « on ne gagnera pas seul ». L’échange entre les deux hommes présente l’avantage de faire souffler un peu d’air frais à gauche.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
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