« Quand le pouvoir est en minorité, il fait usage de pratiques répressives »
Stéphane Sirot est historien, spécialiste des conflits sociaux et de l’histoire syndicale. Il revient pour Politis sur le mouvement contre la réforme des retraites et sur la répression particulièrement dure des organisations syndicales.
Dans le même dossier…
Affaire Geneviève Legay : un commissaire aux abois sur le banc des accusés Réforme des retraites : condamnés pour dépôt d’ordures « Manif » en camion près de l’Élysée : l’absurde procès de deux militants CGTDans un article publié sur le site de France Inter, vous comparez la situation actuelle avec la répression syndicale dans les années 1950. En quoi la répression syndicale mise en place actuellement en France est-elle historique ?
Stéphane Sirot : On a atteint, avec le mouvement contre la réforme des retraites, un niveau de répression qu’on pourrait qualifier de revanche, surtout vis-à-vis des secteurs les plus mobilisés. Ce n’est pas un hasard que ce soit Sébastien Menesplier le dirigeant syndical national convoqué par la police : il est secrétaire de la branche énergie de la CGT, un secteur qui a historiquement utilisé des actions très transgressives. Cela fait déjà un moment qu’on assiste à la montée en puissance du phénomène répressif, y compris par rapport à l’histoire du mouvement syndical. Historiquement, la répression syndicale revient cycliquement, parfois dans des formes bien plus fortes que celle contemporaine, mais dans des contextes bien différents. La dernière fois qu’un dirigeant syndical national a été convoqué par la police, c’était au début des années 1950, dans le contexte de la guerre froide et avec un PCF très fort et menaçant.
Que dit cette répression du contexte politique en France ?
On est dans un ordre néolibéral, qui ne consiste pourtant pas à démanteler l’État, mais à se saisir de l’appareil du pouvoir pour attaquer les acquis sociaux et les corps intermédiaires. Cette répression n’arrive pas non plus dans un contexte anodin : Macron est le seul président de la République élu deux fois de suite, non pas sur la base de son programme, mais pour faire barrage aux forces d’extrême droite. Il est en minorité, et à chaque fois que le pouvoir est en minorité, il fait usage de pratiques répressives d’un niveau particulièrement aigu. On vise à impressionner et contraindre ceux qui ne seraient pas d’accord. Je pense, au-delà du cas de Menesplier, aux salariés de RTE convoqués et arrêtés chez eux pour être présentés devant la DGSI et à tant d’autres cas de répression juridique, mais aussi à la présence massive de la police dans les manifestations.
On vise à impressionner et contraindre ceux qui ne seraient pas d’accord.
Est-ce que cette répression inédite correspond à des formes d’actions nouvelles, qui seraient considérées comme plus radicales, de la part des organisations syndicales ?
Non. Dans tous les grands mouvements sociaux, il y a eu des pratiques transgressives. En 1936, dans les années 68, il y avait des occupations d’usines, la réappropriation par les travailleurs des lieux de travail, voire même la séquestration des dirigeants. Pour rester à l’exemple de Menesplier, les coupures de courant sont une pratique commune dans les syndicats du secteur de l’énergie depuis le début du XXe siècle. Ce ne sont pas des actions inédites, mais peut-être d’autant plus insupportables pour le pouvoir qu’elles surviennent justement dans un contexte où il est en minorité.
Qu’est-ce que les actions anti-syndicales nous disent de l’état des organisations des travailleurs ?
D’un côté, on est fondé à penser que le mouvement est menaçant parce qu’il n’aurait pas donné lieu à cette répression exemplaire. Même si on peut aussi penser que la répression se veuille exemplaire au sens d’avertissement donné aux opposants : « Vous ne recommencerez pas. » D’un autre côté, c’est un symptôme de fragilité parce qu’il est difficile pour les organisations syndicales de répondre à cela à part en accompagnant juridiquement les syndicalistes concernés. Mais on sait que le droit est fait en large partie pour satisfaire l’ordre dominant. C’est compliqué pour les syndicats, d’autant plus qu’ils sortent vaincus du conflit social contre la réforme des retraites. Le mouvement a échoué, et pour un mouvement qui échoue la répression est encore plus accentuée. Donc ces pratiques répressives sont aussi un écho de la faiblesse des syndicats.
Historiquement, quels sont les instruments des syndicats pour se reprendre après une vague de répression ?
Ceux qui sont convaincus de la légitimité de leurs convictions ne peuvent que continuer à lutter, y compris à travers des pratiques transgressives.
Il faut dire avant tout qu’il y a eu des phases de répression encore plus dure que celle-ci. Au XIXe siècle, les manifestations syndicales se soldaient parfois par des morts. Dans les années 1950, pendant la Guerre froide, les gouvernements se sentaient menacés et faisaient usage d’une répression particulièrement forte. Mais on s’était pour ainsi dire un peu déshabitués. Après les épisodes de tension sociale extrême des années 68, les mouvements sociaux ont été beaucoup plus apaisés et calmes, voire folkloriques, et surtout plutôt pacifiques.
Dans les vingt dernières années, depuis les émeutes de 2005 et le mouvement contre le CPE [contrat de première embauche, N.D.L.R.] de 2006, on voit ressurgir des manifestations émaillées d’épisodes violents. Malgré cela, le mouvement syndical conserve les outils qui sont les siens, la capacité à mobiliser et à créer des contre-propositions. Ce ne sont pas les syndicats qui vont créer des milices. Au contraire, les organisations syndicales ont développé des pratiques qui visent plus à apaiser et juguler les tentations de violence qu’à répondre au pouvoir dans son registre. Au final, ce qui joue le plus selon moi c’est la capacité à ne pas se laisser impressionner. Ceux qui sont convaincus de la légitimité de leurs convictions ne peuvent que continuer à lutter, y compris à travers des pratiques transgressives.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don