Toni Negri, de l’opéraïsme à l’exil

Le philosophe marxiste, figure de l’opéraïsme en Italie dès les années 1960, est décédé à Paris, mi-décembre. Il laisse une œuvre majeure, vrai renouveau de l’analyse marxiste du capitalisme postmoderne.

Olivier Doubre  • 11 janvier 2024
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Toni Negri, de l’opéraïsme à l’exil
Toni Negri, à Berlin, en 2009.
© Rosa Luxemburg-Stiftung / Wikipedia

Il leur en fallait un. Un « cerveau ». « La » tête pensante – ou supposée telle. Depuis le tout début des années 1970, dans l’élan du movimento (né dès avant 1968 en Italie et qui va durer plus de dix ans), agrégation de militants à la gauche du Parti communiste italien (PCI) de toutes obédiences, face aux attentats aveugles et sanglants de groupes d’extrême droite – manipulés par des agents des services secrets italiens, en lien souvent avec la CIA, censés insuffler à la population un désir d’ordre –, des groupes armés à gauche prolifèrent.

Jusqu’à plus d’une centaine dans la seconde moitié des années 1970. Celui comptant le plus de militants – plusieurs milliers, clandestins ou non –, et le plus organisé, les Brigades rouges (BR), qui depuis sa création fin 1970 avait pris garde de ne pas faire couler le sang, a ensuite franchi le pas en 1976, avec l’exécution d’un magistrat en poste à Gênes, Francesco Coco, aux sympathies néofascistes avérées.

Prise dans un engrenage sanglant sans retour, l’organisation, suivie par tant d’autres groupes armés – à la toute fin des années 1970, l’Italie compte parfois un attentat toutes les quatre heures –, accomplit son opération la plus retentissante, en parvenant à enlever en mars 1978 Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne au pouvoir depuis 1945, plusieurs fois président du Conseil ou ministre. Elle l’exécute en mai, après 55 jours de détention dans une « prison du peuple », durant lesquels toute la péninsule a retenu son souffle, après le refus de toute négociation par le gouvernement, qui abandonne son ancien collègue.

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Les BR, composées en grande majorité de militants ouvriers au départ (des étudiants les rejoindront au fil de la décennie), sont l’ennemi public numéro 1. Avec toutes les forces de police à leurs trousses.
Mais à Rome, sous les ors des ministères ou du Parlement, on ne veut croire que des ouvriers radicaux soient, seuls, capables de faire vaciller cette première République italienne née à la Libération et dirigée sans interruption depuis par une Démocratie chrétienne omnipotente et tentaculaire, souvent corrompue, atlantiste et viscéralement anticommuniste en ces temps de guerre froide.

« Guerre civile de basse intensité »

Aussi, le 7 avril 1979, la répression du movimento s’élargit : au-delà des militants étudiants et ouvriers en ligne de mire depuis des années, le régime s’en prend à des avocats, des journalistes, des syndicalistes, des leaders de groupuscules gauchistes, et des universitaires, tous connus pour leur sympathie avec l’agitation qui secoue le pays depuis plus d’une décennie – que certains ont même qualifiée de « guerre civile de basse intensité ».

Antonio Negri, alors professeur de philosophie politique à l’université de Padoue, est parmi les personnes arrêtées. Et vite présenté comme la supposée « tête pensante » des Brigades rouges, leur grand idéologue et organisateur occulte, un an à peine après l’enlèvement d’Aldo Moro. C’est, de la part du pouvoir, mal connaître les subtilités des tendances au sein de l’extrême gauche de l’époque. L’enseignant, marxiste hétérodoxe déclaré, serait plutôt proche – idéologiquement, et en rien matériellement – de l’autre grande organisation armée, Prima Linea, plus « mouvementiste » et moins « léniniste » que les Brigades rouges.

Commencent alors une captivité de quatre ans et demi dans les durs quartiers de haute sécurité, dans une période fort chaotique, où de très nombreux militants ou sympathisants font des séjours derrière les barreaux, les autorités policières ratissant large alors. Toni Negri raconte d’ailleurs dans un livre autobiographique avoir participé à des tentatives de révoltes ou de mutineries pour obtenir de meilleures conditions de détention, notamment le statut de « prisonnier politique » – en vain. Cela lui vaut, avec ses camarades codétenus, quelques sévères passages entre deux rangées de matons dans les cours de prison leur brisant le crâne à grands coups de matraque (1).

1

Cf. Italie rouge et noire. Journal, février-novembre 1983, Hachette, 1985

Les accusations, trop fantaisistes, de sa participation au rapt d’Aldo Moro et de son appartenance aux Brigades rouges sont vite abandonnées. Mais sa proximité avec les mouvements dits subversifs fait qu’il reste en détention – et sera par la suite lourdement condamné, par contumace. Il passe alors pour être le « cattivo maestro » (le « méchant maître ») d’une partie de la jeunesse. Intellectuel célèbre, il reçoit le soutien de nombreux intellectuels dans le monde, en particulier en France : Deleuze, Guattari, Foucault, Bourdieu et d’autres signent des appels réclamant sa libération. Amnesty International proteste également, notamment pour l’extrêmement longue durée de sa détention préventive.

Œuvre foisonnante et prestige

Mais en 1983, aux élections législatives, l’iconoclaste (et provocateur) petit Parti radical italien, très en pointe sur les questions que l’on dirait aujourd’hui sociétales, contestant les récentes « lois spéciales » antiterroristes adoptées, qui autorisent notamment une détention préventive de plus de dix ans, le place en tête de liste et, scrutin proportionnel aidant, il est élu député le 12 juillet 1983. Son immunité parlementaire lui permet alors de sortir de Rebibbia, la prison de haute sécurité romaine. L’Assemblée vote la levée de son immunité à peine deux mois après, mais il a entretemps fui préventivement en France, où, grâce à la fameuse « doctrine Mitterrand » protégeant les réfugiés politiques italiens des « années de plomb », les tribunaux rejettent toutes les demandes d’extradition formulées par les magistrats transalpins.

Negri devient bientôt professeur à l’université Paris-8, à l’École normale supérieure et anime un séminaire très suivi au Collège international de philosophie, qui vient d’être créé, par Jacques Derrida entre autres. Il va pouvoir poursuivre son œuvre de philosophie politique marxiste, qui va se tourner progressivement vers Spinoza et le concept de multitude. Chercheur majeur du courant « opéraïste » (dit aussi « ouvriériste ») en Italie, initié avec les « enquêtes ouvrières » publiées dans la revue Quaderni rossi (Cahiers rouges, N.D.L.R.] au début des années 1960, qui développent la figure de « l’ouvrier-masse », travaillant parfois en usine lui-même, influencé par la suite par le structuralisme, Toni Negri a produit une œuvre foisonnante, opérant parfois des revirements théoriques, mais qui analyse les évolutions du capitalisme tardif.

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En particulier dans des ouvrages écrits avec son collègue Michael Hardt, dont Empire (éditions Exils, 2000), vendu à plus d’un million d’exemplaires, puis, en 2004, Multitude : guerre et démocratie à l’époque de l’Empire (La Découverte). Il intervient beaucoup sur les questions du précariat, se mobilisant bientôt en faveur des intermittents du spectacle et des chômeurs. Proche du mouvement altermondialiste, il surprend néanmoins en soutenant le « oui » au référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, non par acceptation de ses (cruelles) mesures néolibérales, mais dans l’espoir qu’il fasse « disparaître cette merde d’État-nation » (2). Bénéficiant d’un prestige plus grand en France ou dans les pays anglo-saxons que dans son pays natal, il a aussi cofondé et codirigé les revues Futur antérieur (avec Jean-Marie Vincent, dès 1990), Posse en Italie jusqu’en 2004, ou participe à la revue Multitudes (fondée par Yann Moulier-Boutang) jusqu’en 2007.

2

Ce qu’il déclare dans une interview à Libération, 13 mai 2005.


En 1997, le gouvernement italien (de centre-gauche) pense parvenir à un accord sur une amnistie relative des délits politiques liés aux années 1970 avec l’opposition berlusconienne. Après quatorze ans d’exil en France, souffrant sans doute de sa condition d’exilé, il a cet espoir et choisit de rentrer, avant même le vote du Parlement à Rome. Il est arrêté comme prévu à sa descente d’avion à Rome, le 1er juillet 1997. Mais comme l’accord parlementaire n’intervient finalement pas, il doit purger la fin de sa peine (12 ans de réclusion au total), soit les six ans et demi qui lui reste. Il passera la moitié en régime de semi-liberté et est définitivement libre en avril 2003. Il vit et travaille alors entre la France et l’Italie, surtout en Vénétie dont il est originaire.

Marx au-delà de lui-même

En dépit de certaines divergences au fil du temps avec les multiples tendances de la gauche de la gauche, ou l’extrême gauche, la pensée de Toni Negri demeure une référence importante pour nombre de militant·es et de jeunes intellectuel·les au sein des mouvements alternatifs, écologistes (car la question a pris une place croissante dans ses écrits des dernières décennies), anticapitalistes et défenseurs des minorités. Son ami et collègue Étienne Balibar l’a ainsi rappelé dans un émouvant article en guise d’adieu intellectuel, paru dans Le Monde (3) après sa mort, survenue le 16 décembre dernier : « D’un bout à l’autre, Negri aura été le lecteur et le continuateur [de Marx] dans une étonnante combinaison de littéralité et de liberté. »

3

Le Monde, 19 décembre 2023.

Et d’ajouter : dès son ouvrage Marx au-delà de Marx (Bourgois, 1979), il s’est évertué à « emmener Marx au-delà de lui-même, et non pas le réfuter ». De ses « analyses de la ‘forme-État’ aux temps de l’opéraïsme militant », jusqu’à celles de « la révolution informatique et du capitalisme cognitif », qui ont permis de « saisir l’ambivalence des [récentes] mutations du travail social ». Sans aucun doute, les relectures et analyses de son œuvre devraient se multiplier dans les prochaines années.

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