Traversées de la Manche : Utopia 56 en première ligne
La politique répressive de la France et du Royaume-Uni ne dissuade pas les personnes migrantes à tenter la traversée de la frontière. En novembre, Politis avait suivi les équipes d’Utopia 56 qui sillonnent campements et littoral pour prévenir des dangers de la Manche et rencontrer celles et ceux en errance après avoir échoué à traverser.
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La gauche appelle à un large rassemblement contre la loi immigration À Calais, « crise de l’humanité » et associations à bout de souffle L’humanité n’est pas assignée à résidence« Attention, danger de mort », indique un panneau rédigé en différentes langues avant l’entrée du campement, près des rails. L’endroit a des allures de marécage. Le département était en vigilance crue la nuit dernière, et certaines tentes sont installées sur des palettes en bois, sorte d’îlots sur le sol boueux. Un groupe d’hommes passe, les chaussures de l’un d’eux sont enveloppées de sacs-poubelles. Des chaussettes sèchent, accrochées aux barbelés. Gilets Utopia 56 sur le dos, Julie H., coordinatrice, et Esther, bénévole, s’avancent vers un groupe de quatre hommes. Elles se présentent, expliquent la raison de leur venue : informer sur les risques du passage de la frontière. Ils sont soudanais, parlent arabe.
Julie explique, Google traduit. « Il se peut que, sur le bateau, vous n’ayez pas internet. Pour pouvoir donner votre localisation, si vous avez un problème en mer, il faut allumer l’application avant de monter sur le bateau. » Julie poursuit : « On the boat, if you have a big mouchkila [en arabe : problème] you call the wahed wahed ithnan [112, numéro d’urgence]. If it is a small mouchkilla, you call Utopia. » Elle répète : « Wahed wahed ithnan. » Fin septembre, informée qu’une embarcation est en train de couler, l’équipe de nuit appelle les secours. Quelques heures plus tard, elle reçoit une vidéo sur WhatsApp, consultée par Politis : sur la plage détrempée, une femme érythréenne de 24 ans, morte lors du naufrage.
« Surmilitarisation » de la côte
« Avant de partir en mer, il faut vérifier la météo », poursuit Julie. Sur son téléphone, l’un des hommes essaie de télécharger Windy, une application permettant de vérifier la force du vent et la hauteur des vagues. Un drone passe au-dessus du campement. Les pans dorés de couvertures de survie dépassent de la gadoue. Un peu plus loin, de l’autre côté d’un petit ruisseau marronnasse où gisent des déchets, un homme est assis devant un feu, pieds nus. Il est à Calais depuis trois semaines. Silencieusement, il regarde le document tendu par Julie, qui lui demande de transmettre ces numéros d’urgence à ses compagnons. « Mes amis ont suffisamment d’informations sur la région et les dangers de la mer », finit-il par dire.
Les côtes anglaises les plus proches sont à un peu plus de 30 km. Par beau temps, elles sont même visibles depuis Calais. Mais « avec la surmilitarisation, les gens partent de plus en plus loin », explique Thomas, salarié d’Utopia 56 en charge de la mission littoral. Celle-ci a débuté en 2021, « quand les appels venaient de trop loin pour que les équipes de Calais et de Grande-Synthe puissent intervenir », poursuit-il. Et la frontière ne cesse de s’étendre. « Cet été, nous avons eu plein d’appels en dessous de Berck, vers Merlimont [plus de 70 km au sud de Calais], ce qui ne se produisait pas il y a quelques mois », ajoute-t-il.
Après avoir « sécurisé » le port de Calais et le tunnel sous la Manche, les États français et britanniques ont passé des accords pour rendre « impraticable » la traversée de la Manche, devenue le principal moyen pour atteindre le Royaume-Uni. En 2022, 45 000 personnes ont traversé la Manche dans des bateaux pneumatiques, selon le ministère de l’Intérieur britannique, 150 fois plus qu’en 2018. Pour cela, les deux pays investissent dans des technologies de surveillance et financent une présence policière sur les plages du littoral.
Actuellement, d’après la préfecture du Nord, 800 agents de la police nationale, de la gendarmerie nationale et des unités de forces mobiles sont déployés chaque jour. Pour la préfecture, « ces traversées sont le reflet d’un trafic d’êtres humains mis en place par des passeurs sans scrupule qui ne reculent devant rien pour racketter les personnes migrantes ». Ce dispositif a permis de diminuer le nombre de traversées, 30 000 en 2023, d’après le ministère de l’Intérieur britannique.
Les personnes en errance après avoir échoué la traversée que rencontrent les équipes d’Utopia 56 sont ainsi de plus en plus nombreuses. Entre janvier et novembre 2023, les équipes ont rencontré plus de 6 300 personnes, déjà 2 000 de plus qu’en 2022. Dans leurs débriefs, elles notent autant qu’elles peuvent la raison des « tries [tentatives] ratées » : problèmes de moteur, embarcations surchargées, empêchements par les forces de l’ordre dans les dunes ou sur les plages.
Ils ont fait le désert, ils ont fait la Libye, ce n’est pas une vague d’un mètre qui va les arrêter.
Thomas
Pour empêcher les départs, les forces de l’ordre utilisent régulièrement des gaz lacrymogènes, d’après les témoignages recueillis par les équipes d’Utopia et dont certains ont pu être consultés par Politis. En 2023, l’association a saisi à plusieurs reprises l’IGPN et la Défenseure des droits, pour des violences policières sur les plages notamment après que des personnes ont été blessées par des tirs de Flash-Ball et de LBD.
Des méthodes justifiées par la préfecture du Nord, selon qui « les forces de l’ordre ont pour instruction d’employer tous les moyens mis à disposition pour empêcher des personnes » de traverser. Et ce « même dans l’hypothèse où ces personnes migrantes useraient des enfants comme boucliers humains ». Elle considère que « sauvegarder la vie humaine l’emporte sur toute autre considération ». Ce discours est également défendu sur les réseaux sociaux avec le hashtag #SauverDesVies employé par la police lors des empêchements de départ. Un mot-clé au goût amer pour les associations qui considèrent que seule l’ouverture de voies de passage légal permettrait d’éviter les morts.
Jouets et peluches pour les enfants
À trois heures du matin, Thomas et Melvin – un bénévole engagé sur la zone depuis plusieurs années – boivent une dernière tasse de café avant de partir longer le littoral. Les conditions sont estimées favorables quand il y a moins de dix nœuds de vent et 50 cm de hauteur de vague. Cette nuit, les vagues sont un peu trop hautes, le vent un peu trop fort. Mais moins que les jours précédents avec la tempête Ciaran et les crues. Alors, peut-être y aura-t-il des tentatives. Thomas explique : « Ils ont fait le désert, ils ont fait la Libye, ce n’est pas une vague d’un mètre qui va les arrêter. »
Le vieux van est rempli de vêtements et de thé. « On a de quoi rhabiller 80 personnes, avec des tailles de trois mois à adulte, depuis les chaussettes jusqu’au bonnet. » Pour les adultes, les chaussures manquent. À défaut, l’équipe distribue des « chaussettes de survie ». Dans le véhicule, il y a aussi des jouets et des peluches pour les enfants. Entre janvier et novembre, les équipes ont rencontré 371 enfants et 167 mineurs non accompagnés. « Il faut avoir le cœur bien accroché car nous voyons des choses pas faciles et des situations compliquées », admet Thomas. « Nous essayons de mettre nos émotions de côté, mais j’espère qu’on a tous encore un cœur », glisse-t-il avant de monter dans le van, qui se dirige vers Gravelines en passant par Oye-Plage, Marck, Calais.
Sur les parkings des différentes grèves, pas une voiture, pas une personne. Parfois, un camion de CRS. Dans le van, une radio pour capter ce qui se passe en mer. Et, tous les quarts d’heure, un minuteur sonne pour regarder les trafics de bateaux chargés des sauvetages, comme l’Apollo Moon ou l’Abeille Normandie. « Nous regardons leurs tracés pour deviner ce qui se passe en mer et essayer de déceler un potentiel retour au port. Parce que les zodiacs, eux, n’ont pas de balise », explique Thomas.
L’abandon de la préfecture
Si des bateaux sont dédiés au sauvetage, l’association déplore l’absence régulière de prise en charge humanitaire par la préfecture, après les tentatives de traversée. L’association a saisi la Défenseure des droits à trois reprises en 2023 pour l’absence de prise en charge humanitaire après des naufrages ou des tentatives infructueuses de traverser.
Depuis 1999, 391 personnes au moins sont mortes alors qu’elles voulaient franchir la frontière.
Lors de la maraude précédant notre reportage, l’équipe a rencontré 500 personnes sur 20 km de route. « Il y avait des femmes, des enfants, des jeunes mineurs sans parents entièrement trempés ou avec les pieds mouillés. Tous avaient croisé les forces de l’ordre ou des services de l’État, sans déclenchement du protocole de mise à l’abri. Nous avons appelé la sous-préfecture, on nous a dit que la Protection civile allait venir. Elle n’est jamais venue. » Interrogée, la préfecture du Pas-de-Calais conteste. Selon elle, « une mise à l’abri est systématiquement proposée aux personnes vulnérables et aux familles qui le souhaitent. »
Vers 6 heures du matin, sur le parking d’une plage plongée dans la pénombre, Melvin dégaine ses jumelles à vision nocturne. Il scrute l’horizon « à la recherche de petites lumières ou d’un navire de sauveteurs qui tourne autour de quelque chose ». Dans l’obscurité la plus profonde, les bateaux invisibles à l’œil nu apparaissent en orange et vert. Rien d’inquiétant, pas de petites embarcations. Seulement le cri rauque des mouettes et la trace dans le ciel de l’avion de Frontex, dédié à la surveillance du détroit depuis le naufrage de novembre 2021, au cours duquel 27 personnes se sont noyées sans que les secours français n’interviennent. Après six heures à sillonner la côte, Melvin et Thomas débriefent. Cette nuit, « strictement rien ». Un soulagement de courte durée.
La semaine suivante, un groupe de personnes exilées marche le long de l’autoroute en pleine nuit pour rejoindre le campement de fortune où elles vivent. Quelques heures auparavant, elles ont été secourues en mer. « Déposées au port de Calais, elles ont dû repartir à pied, abandonnées par les autorités », explique Utopia 56. Un camion les percute, deux personnes meurent, le camion prend la fuite. Comme un simple fait divers, la nouvelle n’est pas diffusée au-delà des journaux locaux. Depuis 1999, pourtant, 391 personnes au moins sont mortes alors qu’elles voulaient franchir la frontière. Et 27 au moins en 2023.
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