Violences conjugales : pourquoi la France doit s’inspirer de l’Espagne

En 16 ans, l’Espagne a réussi à faire diminuer de plus d’un tiers le nombre annuel de féminicides conjugaux, passant de 72 en 2004 à 30 en 2020. Dans un rapport, le centre Hubertine-Auclert suggère d’appliquer à la France le modèle de nos voisins en matière de violences conjugales.

Luna Guttierez  • 22 janvier 2024
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Violences conjugales : pourquoi la France doit s’inspirer de l’Espagne
Manifestation contre le président de la Fédération espagnole de football (RFEF), Luis Rubiales, le 1er septembre 2023.Ce dernier avait embrassé de force la joueuse Jenni Hermoso après la victoire de l'Espagne en finale de la Coupe du monde féminine à Sydney.
© Thomas COEX / AFP

Tandis qu’en France, les associations sont obligées de corriger le nombre de féminicides donné par le garde des Sceaux, l’Espagne, elle, est régulièrement citée comme une référence en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. Le taux de féminicides conjugaux est deux fois moins élevé que celui de la France. En 2019, 55 femmes espagnoles ont été tuées par leur (ex) conjoint contre 146 Françaises. Le rapport « Politique de lutte contre les violences conjugales : regards croisés Espagne-France », publié en 2020, apporte des éclairages sur les politiques espagnoles et propose une application similaire en France.

Sur le même sujet : 5 janvier 2024, trois féminicides et un menteur : Éric Dupont-Moretti

Une législation et un budget à la hauteur

L’Espagne est pionnière en matière de lutte contre les violences conjugales faites aux femmes. L’adoption de la loi « mesures de protection intégrale contre la violence conjugale » en 2004 est une avancée significative. Elle comporte plusieurs volets sur la prévention, la protection et la condamnation des agresseurs. Elle octroie des droits spéciaux aux victimes comme l’assistance juridique gratuite, les aides économiques spécifiques ou encore l’accès prioritaire aux logements sociaux. Des mesures similaires ont été votées en France. Depuis l’adoption de la loi en Espagne, le nombre de féminicides annuel a diminué de plus d’un tiers. Passant de 72 en 2004 à 30 en 2020.

Source : délégation du Gouvernement contre la violence conjugale, au 31 août 2020.

En plus de légiférer, l’Espagne augmente ses dépenses publiques pour lutter contre les violences de genre. En 2017, le vote du Pacte d’État contre la violence conjugale et son budget de 1 milliard d’euros répartis sur 5 ans montre une prise de conscience dans la société, que les politiques publiques ont intégrée. Le Pacte prévoit plus de 292 mesures autour de « l’amélioration de la réponse institutionnelle et des formations d’accompagnement, la rupture du silence, l’élaboration de statistiques plus fiables ».

En 2019, dans les tribunaux spécialisés espagnols, 9 décisions sur 10 condamnent l’agresseur.

Dans le cadre du plan Grenelle des violences conjugales, la France consacre un moindre budget à la lutte contre les violences conjugales. Alors même que sa population est 30 % supérieure à celle d’Espagne, la France attribue 5 euros par habitant à cette politique contre 16 euros chez son voisin. Aussi, « le budget moyen par femme victime est en baisse de 26 % en France. Cela s’explique du fait que l’explosion des demandes (+83 % de plaintes en 5 ans) n’ait jamais été suivie d’investissement à la hauteur des besoins », selon un rapport de la Fondation des Femmes. Aujourd’hui, l’État français dépense 184,4 millions d’euros pour lutter contre les violences conjugales. Pour être au même niveau de dépenses publiques que l’Espagne, il devrait s’élever à 1 milliard.

La création d’institutions spécialisées sur les violences de genre

Ce budget conséquent a permis à l’Espagne de créer des tribunaux et des unités de police qui traitent uniquement la question des violences de genre. Les brigades spécialisées des commissariats sont mieux formées en matière de suivi des dossiers et de dépôt de plainte. Un système de ce genre n’existe pas en France. Ce qui se traduit par une forte disparité entre les deux pays : 170 000 dépôts de plainte en Espagne contre 123 000 en France pour 2019. La création d’une brigade unique favoriserait le dépôt de plainte encore trop faible en France (1 victime sur 5 dépose plainte). Aujourd’hui, en France, 150 000 policiers et tous les élèves ont suivi des formations pour mieux accueillir et protéger les victimes.

Sur le même sujet : La Belgique contre les féminicides

En 2019, dans les tribunaux spécialisés espagnols, 9 décisions sur 10 condamnent l’agresseur. Les condamnations pour violences conjugales, la même année, sont 2 fois plus élevées en Espagne : 36 000 contre 18 600 en France. « Cet écart peut s’expliquer par l’existence de tribunaux spécialisés sur les violences conjugales en Espagne », détaille le rapport. Il est clair que les magistrats espagnols formés sur la question optent plus souvent pour une meilleure protection des victimes et une condamnation plus sévère des agresseurs. Le nombre d’incarcérations pour violences conjugales est en constante augmentation en Espagne. La création de tribunaux similaires en France pourrait conduire à une meilleure reconnaissance des violences. (voir ci-dessous).

Source : rapport annuel 2019 « violences conjugales » du Conseil général du pouvoir judiciaire

En dépit de la demande des associations pour la création de juridictions similaires, Éric Dupont-Moretti a privilégié la mise en place de pôles spécialisés dans les tribunaux et dans les cours d’appel, défendant un meilleur maillage territorial. Ils sont effectifs depuis le 1er janvier 2024.

Mieux protéger les victimes grâce aux ordonnances de protection

« Il est important d’augmenter le nombre d’ordonnances attribuées en France pour mieux protéger les victimes, en améliorant la formation des juges », selon le rapport. L’ordonnance de protection est 12 fois plus demandée en Espagne, qui en délivre 17 fois plus que la France. Son obtention met en moyenne 6 jours en France. Le gouvernement souhaite réduire ce délai à 24 heures pour les cas « d’extrême urgence ». En Espagne, les demandes d’ordonnance sont traitées dans un délai de 72 heures maximum.

Source : élaboration propre à partir de données du Ministère de la Justice (2018) en France et en Espagne (2019).

Les mesures de l’ordonnance permettent de sécuriser la victime. Par exemple, l’agresseur peut être obligé de porter un bracelet anti-rapprochement, dont le stock s’élève à 1 000 en France. « Il faut augmenter le nombre de bracelets pour que les juridictions mettent pleinement en œuvre ce dispositif », d’après le rapport. Depuis le 25 novembre 2023, l’ordonnance peut débloquer des aides financières versées par la CAF allant de 230 à 1 300 euros.

Pour faciliter la sortie des violences, la victime peut aussi bénéficier d’une chambre en hébergement spécialisé. 10 000 places sont à disposition en France et « d’ici à juin 2024, 1 000 places supplémentaires seront créées », selon le ministre délégué auprès du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargé du logement. Ces structures sont gérées par les associations compétentes en matière de suivi des victimes de violences conjugales.

Viogen, un outil de suivi et d’évaluation pour les victimes

« La violence de genre est une question qui nécessite la collaboration active de toutes les administrations », a affirmé l’ancien secrétaire espagnol d’État à la Sécurité, Francisco Martinez. La plateforme espagnole VioGén, alimentée par la police et d’autres entités compétentes, permet un suivi partagé et une évaluation constante du danger encouru par chaque plaignante. « VioGén semble avoir contribué à une meilleure prévention des féminicides », détaille le rapport. En fonction de la menace, des mesures de protection rapides sont enclenchées.

En 2021, VioGén a protégé 56 000 femmes et enfants de récidives qui, parfois, peuvent être mortelles. « La mise en place d’un système comme VioGén, renforcerait l’évaluation du danger de récidive », selon le rapport de Margaux Collet. La part de victimes espagnoles tuées, qui avaient porté plainte contre leur conjoint, est passée de 70 % en 2010 à 20 % en 2020. En France, sur 88 meurtres conjugaux, ce taux s’élève à 40 % d’après le rapport de l’inspection générale de la justice publié en 2019.

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