10 ans après Tarajal, une « Commémor’action » pour les morts de la migration
Des rassemblements se sont tenus de part et d’autre de la Méditerranée, 10 ans après le massacre de Tarajal. Pour se souvenir des personnes mortes sur la route de l’exil et dénoncer les politiques nationales et européennes aux frontières. Reportage à Paris.
Sur le pavé gris, entre des bougies électriques, des photos des victimes du massacre de Tarajal. À Paris, le 6 février, 70 personnes sont rassemblées place Edmond Michelet, à deux pas du Centre Pompidou, pour une « Commémor’action » en mémoire des personnes mortes en voulant atteindre l’Europe. « Nous ne sommes que deux poignées », s’insurge une femme. Quelques passants s’arrêtent, la plupart passe son chemin.
Sur les photos, le visage jeune des hommes décédés il y a 10 ans tout juste. Le 6 février 2014, plus de 200 personnes tentaient, depuis le Maroc, d’atteindre à la nage l’enclave espagnole de Ceuta. La garde civile espagnole a utilisé du matériel anti-émeute pour les empêcher d’y accéder, tirant dans l’eau des balles en caoutchouc et des fumigènes. 15 personnes sont mortes, les 23 survivants ont été renvoyés au Maroc. Le corps des autres, disparus dans l’eau, n’a pas été retrouvé.
52 760 morts depuis les années 1990
Le régime de frontière a montré encore en 2023, son visage cynique de manière totalement décomplexée.
Accrochées à des pinces à linge, des affiches racontent l’histoire du massacre autour duquel des militants tentent de forger une mémoire des victimes des politiques migratoires. En tout petit, à peine lisible, la liste des 52 760 personnes mortes en voulant atteindre l’Europe depuis les années 1990, établie par le réseau United against refugee death est, elle aussi, suspendue sur un fil.
Au sol, une pancarte contre la loi Darmanin, promulguée dix jours auparavant et des briques rouges, symbolisant « l’Europe forteresse ». Durant le rassemblement, deux personnes dont le visage est pris dans un foulard blanc aux allures de linceul les cassent à coups de pioche.
« Le régime de frontière a montré encore en 2023, son visage cynique de manière totalement décomplexée », dénonce une femme lisant le communiqué de la Commémor’action. Elle mentionne le naufrage de Cutro, le 26 février 2023, dans lequel 94 personnes sont décédées, « sous les regards immobiles de Frontex et des autorités italiennes ». Ou encore le naufrage de Pylos, le 14 juin 2023, où « 600 personnes ont disparu à jamais ». Des drames sans fin.
Le matin même du rassemblement, l’association Utopia 56 annonçait porter plainte contre le préfet maritime, le directeur du Cross et les gardes côtes anglais pour « homicide involontaire » et « omission de porter secours » après un naufrage dans la Manche en décembre 2022. Quatre personnes au moins avaient péri.
« Les complices de ce qu’il se passe en mer »
Ce 6 février, la Commémor’action se déroule du Cameroun au Royaume-Uni, dans 18 pays et plus de 50 villes. « Pour nous la commémoration, c’est un jour pour ne pas oublier ceux qui ont disparu en mer. » D’un haut-parleur, sortent des voix venues de l’autre côté de la Méditerranée de militants et militantes, soutenant les familles endeuillées et œuvrant pour identifier les corps. La voix, grave, ajoute d’un calme limpide : « C’est une journée qu’on fait comme un rappel aux autorités pour dire qu’ils sont les complices de ce qu’il se passe en mer. »
Sanda demandait de l’aide, il a tendu sa main vers le rocher et la Guardia civil l’a frappé et renvoyé dans l’eau à nouveau.
Il y a dix ans, à l’aube, un collectif espagnol de soutien aux personnes exilées recevait l’appel « d’une personne désespérée alertant d’un “massacre” qui était en train de se perpétrer ». En recueillant le témoignage de survivants, le collectif « Ca-minando Fronteras » a produit un rapport pour établir la vérité sur ce qui s’est passé le 6 février 2014.
« Larios était à côté de moi, à quelques mètres, je l’entendais crier. Il disait “à l’aide, à l’aide” en se dirigeant vers l’embarcation de la Guardia civil. Après, je n’ai plus entendu ses cris. » Un autre rescapé du massacre raconte : « Sanda demandait de l’aide, il a tendu sa main vers le rocher et la Guardia civil l’a frappé et renvoyé dans l’eau à nouveau. »
10 ans après le massacre, l’un des rescapés a porté plainte devant le comité contre la torture de l’ONU. Le camerounais qui avait 15 ans lors du massacre espère que l’institution demandera à l’Espagne de rouvrir le dossier, classé sans suite.
Alors, en attendant une reconnaissance judiciaire, la Commémor’action permet de rendre hommage aux victimes. « Oumar Ben Sanda », « Larios Fotio ». À chaque nom, quelqu’un dépose une rose. Quinze fleurs jonchent le sol.
Liberté de circulation
« En rendant hommage à ceux qui ont perdu la vie sur leur parcours migratoires, nous nous engageons à œuvrer pour un avenir où personne n’ait à craindre de risquer sa vie pour trouver un refuge sûr », dit un homme, membre d’un collectif d’exilés Bangladais.
« Je me souviens d’un ami, un ami très cher, décédé en mer entre la Mauritanie et l’Espagne en décembre 2020. Demba n’avait que 30 ans », poursuit Mody Diawara, président du collectif des sans-papiers de Montreuil. Il tient dans sa main le portrait de Demba Fofana. « Il n’avait que 30 ans, il s’est marié huit mois avant de mourir. »
« Avant, les gens passaient par la Libye pour aller en Italie ou par le Maroc pour aller en Espagne. Maintenant, les gens partent du Sénégal ou de la Mauritanie. Ça met 6 jours, 7 jours, voire 10 jours », explique-t-il.
On dit “les migrants”, comme si c’était une espèce, comme si c’étaient des insectes ou des araignées.
Il évoque un groupe WhatsApp, où des gens « sur place », au Sénégal ou en Mauritanie, aident à recenser les « convois » disparus. « Il n’y a pas de visa, pas de moyen de partir, donc les gens empruntent ce chemin-là. Notre combat doit permettre d’ouvrir les frontières pour que tout le monde voyage de la même manière. »
« Ce chemin-là », celui de la Méditerranée, a causé la mort et la disparition d’au moins 28 918 personnes, d’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), dépendant de l’ONU. Comme l’illustre ce globe réalisé à partir des données de l’OIM, au fil des années, les naufrages à l’Ouest de l’Afrique se sont multipliés.
« On les noie ou on pourrit leur quotidien »
La liberté de circulation pour toutes et tous et l’ouverture de voies de passages légales est au cœur des revendications. De fait, « difficile de ne pas dire un mot sur la Palestine », conclut l’une des personnes qui a organisé le rassemblement. Elle dénonce « le génocide en cours », l’impossibilité pour les civils de fuir les bombardements, et le « silence » qui l’entoure. « Fin du colonialisme ! » réclame-t-elle. « Et de la suprématie blanche ! » clame une autre participante. Durant toute la durée du rassemblement, le ton relevait du recueillement plus que de la colère. Ceux qui le veulent peuvent encore dire un mot.
« Quand il y a une guerre, qui vend des armes ? La France vient de passer deuxième exportateur d’armes sur la planète ! » proteste une femme, dénonçant le rôle des pays occidentaux dans l’instabilité du « sud global ». « Et quand les personnes osent venir ici, pour être à l’abri d’une balle ou d’une bombe, on les noie. Et on dit “les migrants”, comme si c’était une espèce, comme si c’étaient des insectes ou des araignées. » La femme termine : « Et quand ces personnes osent arriver ici, on leur pourrit le quotidien. » Le rassemblement s’achève.
Le même soir, devant l’Hôtel de ville de Paris, plusieurs dizaines de mineurs isolés du collectif de Belleville étaient rassemblés pour exiger un hébergement. Au même moment, à 500 m de l’Hôtel de ville et de la “Commémor’action”, la police expulsait un campement de fortune, où des jeunes exilés vivaient sous un pont, confisquant leurs tentes et leurs couvertures de survie.
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