À l’hôpital de Bourges, « on accepte que la mort puisse être une issue »
Malgré le manque de moyens et le désert médical dont souffre le département du Cher, la petite équipe de ce centre hospitalier essaie de soulager la douleur des patients en fin de vie.
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Fin de vie : pour les personnes handicapées, « la mort ou quelle vie ? » « Aide à mourir » : « Il faut relativiser la vision d’un corps médical farouchement opposé » En France, la très lente révolution de la « culture palliative » Le droit à l’aide active à mourir, un combat féministeIl y eut un temps où M. Robert*, 76 ans, lisait cinq à six heures par jour, des livres traitant tout à la fois d’astrophysique, de littérature chinoise ou de musique, et maîtrisait le violoncelle grâce à de longs exercices quotidiens. Mais quand le vieil homme arrive à l’hôpital de Bourges, à la mi-décembre, très fatigué et les jambes gonflées par un œdème, il ne fait plus rien de tout cela. À peine réussit-il encore à noircir les cases de ses mots fléchés. Quelques semaines plus tard, le mois de janvier se termine en ce mardi 30, et la vie de M. Robert semble prendre le même chemin. Son état ne cesse de s’aggraver. Sa dialyse l’éreinte. Et le covid-19 est venu s’ajouter aux mauvaises nouvelles.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.
Cette situation pousse Anne-Claire Courau, qui copilote l’équipe mobile des soins palliatifs dans l’établissement de Bourges (Cher), à ouvrir une procédure collégiale. En milieu d’après-midi, dans une salle baignée de soleil, la médecin réunit une autre consœur, les deux infirmières et l’aide-soignant qui sont au chevet de M. Robert pour se concerter sur sa fin de vie.
Le but de cette procédure : peser collectivement le pour et le contre de la poursuite des traitements lourds et éviter l’acharnement thérapeutique, que l’on appelle, aujourd’hui, l’obstination déraisonnable. Les soignants reposent le contexte. « M. Robert était parfaitement autonome jusqu’en décembre », décrit Anne-Claire Courau. « Aujourd’hui, c’est très différent, j’ai dû le stimuler pour le réveiller et lui donner à manger », complète l’aide-soignant.
Au bout de longues minutes, l’équipe avance trois options : continuer la dialyse, ce qui implique la pose, fatigante, d’un nouveau cathéter ; arrêter la dialyse et ne pas le mettre sous antibiotiques s’il n’a pas de fièvre ; ou refaire le point dans trois jours, le temps que les derniers traitements fassent effet. L’option 2 est synonyme d’une mort dans un avenir proche, avec une douleur limitée grâce à la morphine. Anne-Claire Courau hésite. M. Robert peut-il encore aller mieux ? Il ne parle plus et n’a plus de contacts avec ses enfants. Que dirait s’il pouvait communiquer ?
Il faut chercher des signes. Interroger le silence. Un ami de longue date affirme qu’il n’aurait pas voulu que les médecins insistent trop. L’infirmière dit qu’il est allé « jusqu’au bout du bout avant d’entrer ici », ce qui reflète, selon Anne-Claire Courau, « la volonté de quelqu’un qui ne veut pas des traitements par-dessus tout ». C’est la dernière option qui est privilégiée. M. Louis n’aura pas le temps de la connaître. Il décédera le lendemain soir.
Des besoins urgents
En France, il existe plusieurs services consacrés aux soins palliatifs – cette médecine qui privilégie le confort et la limitation des douleurs pour des patients aux maladies incurables. Il y a les unités spécialisées en soins palliatifs (USP), qui traitent des cas les plus difficiles. Malgré un budget en hausse depuis 2017, les inégalités d’accès à ces soins restent très fortes dans le pays. En 2021, 22 départements en étaient encore dépourvus. Dans les Yvelines, la seule USP, située à Houdan, vient de fermer faute de personnel, tout comme celle dans les Hautes-Pyrénées. Dans la Nièvre, le service ne tient que grâce à des intérimaires, relate La Vie (1).
Dans un équilibre souvent précaire et souffrant d’un manque important de moyens, les équipes mobiles, comme celle à Bourges, naviguent, elles, entre les services liés à la fin de vie, comme l’oncologie et la gérontologie, où des lits sont identifiés à cet usage. C’est ce qu’on appelle les Lisp, pour lits identifiés en soins palliatifs. Ces équipes mobiles peuvent aussi se rendre à domicile ou dans les Ehpad. Les soins palliatifs en pédiatrie sont, eux, encore très marginaux.
Dans un rapport publié en juillet 2023, la Cour des comptes estimait que, sur les 380 000 patients remplissant les conditions d’un accompagnement en soins palliatifs cette année, seule la moitié ont pu en bénéficier. D’où l’urgence, réaffirmée par la Convention citoyenne sur la fin de vie, de renforcer cette offre de soins qui va concerner toujours plus de personnes en France, du fait du vieillissement de la population.
Pour répondre à ce besoin, une nouvelle stratégie décennale pour les soins palliatifs devait être présentée en janvier, en amont du texte sur la fin de vie. Très attendue par les soignants comme par la population, cette présentation n’a cessé d’être reportée. Et ce, malgré un épais rapport sur le sujet, rédigé par le professeur Franck Chauvin, spécialiste de cancérologie et ancien président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP), commandé par l’exécutif lui-même et rendu le 11 décembre 2023.
Depuis cette date, le dossier végète sur le bureau du ministère de la Santé, qui a compté pas moins de cinq locataires en moins de deux ans. Dans son discours de politique générale, le 30 janvier, Gabriel Attal a finalement décalé cette présentation au mois de juin. La nouvelle ministre de la Santé et du Travail, Catherine Vautrin, a redonné ce calendrier sur RTL, le 18 février.
À mille kilomètres de ces bégaiements politiques, Anne-Claire Courau le constate : « On se sent très peu entendus. Le manque de moyens dans l’hôpital public est structurel, et il se voit très concrètement pour les personnes en fin de vie », regrette la soignante qui exerçait avant à Puteaux (Hauts-de-Seine). Il y a un seul pneumologue pour tout l’hôpital. Il en restait sept ou huit il y a une dizaine d’années. Un médecin chef de service est parti il y a trois ans en clinique privée. Les conditions y étaient meilleures. Les services s’assèchent, continûment.
« Dans le Cher, il n’y a pas d’unité spécialisée en soins palliatifs. Et si elle est créée, y aura-t-il assez de personnel ? Le désert médical s’ajoute à nos difficultés. » Le manque de médecins traitants et les urgences bondées conduisent les patients à terminer leur vie dans des conditions parfois délicates. La médecin prend pour exemple ce patient âgé de 90 ans, le regard suspendu par-delà. Il gémit, tourne et retourne la tête. Mais a-t-il mal ? A-t-il peur ? « S’il y avait une unité spécialisée, ce monsieur aurait été cocooné. Moins de va-et-vient dans sa chambre, médecines alternatives, bref : plein de choses qui lui auraient permis de ne pas se sentir à l’hôpital », décrit-elle.
Dans le Cher, il n’y a pas d’unité spécialisée en soins palliatifs. Et si elle est créée, y aura-t-il assez de personnel ?
A-C. Courau
Il y a bien des masseurs kinésithérapeutes à l’hôpital de Bourges, dont Gustavo*, tout juste formé aux soins palliatifs. « Il existe des massages très doux pour soulager la douleur », explique-t-il, alors qu’il tente de faire marcher un patient dans le couloir. Mais Gustavo ne peut pas passer dans chaque chambre. Faute de temps. « On sait que ces patients vont mourir dans un délai qui n’est pas forcément immédiat. Le tout, c’est que cela se passe dans le plus grand confort possible. Aujourd’hui, on ne peut pas le garantir », pointe Anne-Claire Courau.
Soigner les proches
Une situation précaire, due aussi au manque de culture palliative parmi les soignants, qui peut heurter l’entourage des patients. C’est ce que pointait Christophe Lucas, le père de Mathys, 18 ans, décédé d’une maladie incurable, au micro de Franceinfo. Son fils a été accepté tardivement dans une USP. « Quand je demande qu’il soit autorisé à partir en soins palliatifs, partant du principe que je vois que c’est un enfant qui souffre physiquement et psychologiquement, cela m’a été refusé au départ. On m’a dit que ce n’était pas possible, qu’il y avait peut-être des solutions », regrette-t-il.
À l’inverse, des familles parfois refusent que leur proche entre en soins palliatifs. « Comme si c’était synonyme de mort imminente pour elles », note Veronica Rigondet, qui codirige le service. Alors que certains patients peuvent vivre encore plusieurs mois ou années, bien que leur maladie soit incurable.
Dans ces situations, fréquentes, de désaccord avec la famille, « la décision doit rester celle du médecin ». Bien sûr, « autant que possible, c’est le patient qui ouvre la voie, oralement, ou par les directives anticipées, ou bien une personne de confiance si elle est au courant », tient à ajouter une infirmière qui navigue dans le service. Les directives anticipées : une étape qui ressemble pour beaucoup de soignants à un vœu pieux.
On est toujours surpris par le rapport à la mort.
Il s’agit d’une déclaration écrite et personnelle qui précise les dernières volontés d’un individu. Continuer ou non à chercher à guérir, coûte que coûte. Une déclaration qu’encourageait Catherine Vautrin, au micro de France Bleu Champagne-Ardenne, le 5 février. « C’est une sorte de garantie de respect de vos volontés », explique celle qui a toujours soutenu les soins palliatifs plutôt que l’euthanasie active.
« Mais ces directives anticipées sont très rares et si difficiles à établir », constate Anne-Claire Courau. Une collègue renvoie vers « la grande adaptabilité des personnes en situation insoutenable ». Elles évoquent, ensemble, ce patient qui ne pouvait communiquer qu’en clignant des yeux. L’équipe soignante est restée bouche bée lorsqu’il a assuré vouloir rentrer chez lui. « On s’est tous dit qu’à sa place on aurait voulu en finir. On est toujours surpris par le rapport à la mort », expliquent-elles. Un clin d’œil au texte sur l’aide active à mourir, qui inquiète de nombreux soignants.
Mais, parfois, les rythmes du patient, des soignants et de la famille s’accordent. Comme pour cet homme de 50 ans qui souffre d’un cancer du pancréas. Il a appelé sa mère la veille, il ne savait pas s’il allait tenir encore 48 heures. « Je suis venue d’Angoulême hier soir… C’est compliqué, mon conjoint ne va pas très bien non plus », murmure calmement la septuagénaire à l’infirmière, au côté de son fils. Il a demandé à être endormi artificiellement pour être réveillé une dernière fois, quelques heures plus tard. Mais son état est si fragile.
Dans la chambre 285, médecin, infirmière et entourage savent qu’elles regardent sûrement un corps aux confins de la vie. « Il y a votre maman qui est là, vous êtes parfaitement accompagné », assure Anne-Claire Courau. Les yeux fermés, sans signe distinctif d’écoute, entend-il ces paroles ? « Dans le doute, on part du principe qu’il entend », explique-t-on un peu plus loin. En soins palliatifs plus qu’ailleurs, il y a cette conviction que les monologues finissent toujours par apaiser.