À Marcq Institution, un professeur suspendu pour violences sexuelles après des années d’alertes
Un professeur d’anglais du prestigieux lycée privé de la métropole lilloise est suspendu depuis le 31 janvier, après avoir été accusé par une élève d’avoir eu « une attitude inappropriée ». L’établissement assure avoir été réactif. Mediacités et Politis révèlent pourtant que plusieurs alertes le concernant avaient déjà été effectuées.
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« Le discours sur la sexualité des jeunes se résume à une forme de panique morale et sanitaire » Violences sexuelles : dans les lycées, la grande omerta Sexisme, homophobie : la face cachée du lycée du futur directeur de Stanislas « À Normale sup’, en tant que femmes, nous portions nos hontes »« Violeur, prédateur sexuel, ordure ». Les mots, tracés en lettres capitales et au feutre noir, sur un mur de Marcq Institution, viennent rompre l’harmonie apparente d’un établissement réputé qui prend grand soin de son image et chérit sa quiétude. Ces qualificatifs, violents, sont accolés au nom d’un professeur d’anglais et de civilisation anglo-saxonne du lycée privé catholique de Marcq-en-Barœul, la banlieue cossue lilloise.
Figure de « La Maison » – le surnom donné par la direction à l’établissement – cet homme d’une soixantaine d’années enseigne depuis plusieurs décennies à Marcq Institution. Responsable pédagogique des secondes, chargé de cours de la classe européenne, animateur du club théâtre et organisateur de nombreux voyages à l’étranger, Monsieur L. est connu de tous dans l’institution.
Selon les informations de Mediacités et Politis, ce professeur historique de l’élitiste lycée privé sous contrat de la métropole lilloise est suspendu depuis le 31 janvier suite à un « incident » – selon les termes de la direction – survenu lors d’un cours en classe de seconde, le 30 janvier dernier. Contacté, M. L. n’a pas souhaité répondre à nos questions.
« La braguette au niveau de la bouche »
« Après un cours d’anglais, une élève [âgée de 15 ans] est venue rapporter une attitude de son professeur qu’elle a jugé inappropriée », indique Marcq Institution sans souhaiter en dire davantage sur la nature de « l’incident ». Selon nos informations, le professeur, alors qu’il diffusait un film, s’est, dans la pénombre, rapprochée d’une élève, assise, « la braguette au niveau de sa bouche », rapporte le parent d’un élève témoin de la scène.
La jeune fille fait un mouvement de recul, le professeur avance ; l’élève recule encore, le professeur avance à nouveau. Acculée, la jeune fille, selon un témoin de la scène, demande explicitement à M. L. de reculer. À l’issue de la diffusion du film, il l’aurait ensuite, tout le restant du cours, humilié. « Alors, on ne dit plus rien ? », « Ah, on ne t’entend plus ! », lui assène-t-il alors qu’elle figure, toujours selon ce parent d’élève, comme l’une des élèves motrices de la classe.
L’école ne peut pas être plus responsable et réactive que ça.
Marcq Institution
Le jour même, l’élève, très marquée par la situation qu’elle vient de vivre, est reçue par le directeur Igor Le Diagon, qui doit prendre la tête de Stanislas, le prestigieux établissement parisien, à la rentrée prochaine. Le lendemain, soit le 31 janvier, M.L., est convoqué par le même Igor Le Diagon qui décide dans la foulée de sa mise à pied et adresse un signalement au rectorat de l’académie de Lille, lequel décide d’une suspension à titre conservatoire du professeur, comme Mediacités et Politis en ont obtenu confirmation.
« Une élève ressent un comportement déplacé lors d’un cours. Elle fait un signalement et quelques heures plus tard, le professeur est écarté. La main de la direction n’a pas tremblé, assure Marcq Institution à Mediacités et Politis. L’école ne peut pas être plus responsable et réactive que ça : dès qu’il y a un fait qui jette le moindre doute, une décision est prise. »
Un professeur aux comportements « extrêmement dérangeants » avec les élèves féminines
Pourtant selon les témoignages recueillis par Mediacités et Politis, « l’incident » du 30 janvier dernier est loin d’être le premier imputé à M. L., et plusieurs alertes avaient déjà été effectuées ces dernières années. Les faits du 30 janvier s’inscrivent, en effet, dans une lignée de comportements déplacés à caractère sexuel concernant des jeunes filles, mineures, âgées d’une quinzaine d’années. Jeunes bachelières ou ayant quitté l’établissement il y a plus de dix ans, les témoignages d’anciennes élèves de Marcq Institution que nous avons collectés décrivent un homme « pervers », aux comportements « malsains » et « extrêmement dérangeants » avec les élèves féminines.
Le 12 février dernier, Politis publiait de premiers témoignages mettant en cause le professeur d’anglais. « Un jour, j’étais en seconde. Il m’a demandé de venir au tableau. Il s’est alors placé derrière moi et m’a tenu les hanches pour me montrer comment il fallait se tenir. Il était très très proche, je sens encore ses mains entre mon bas du dos et mes fesses. J’avais trouvé ça extrêmement déplacé », raconte Nora*, qui a quitté le lycée en 2022.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
Lilia*, de la même promotion, mais dans une autre classe de l’établissement, relatait elle aussi une situation vécue lorsqu’elle était en seconde. « Quand on portait un décolleté, il se mettait à quelques centimètres de notre poitrine. C’était très très malaisant », se souvient-elle. Elle raconte aussi comment, alors qu’elle marchait, avec un groupe d’amies dans un couloir, M. L. leur avait demandé d’accélérer, sinon il leur mettrait « une main au cul ».
Suite à ce premier article, de nombreuses anciennes élèves ont décidé de sortir du silence, certaines à visage découvert, d’autres de façon anonyme. La ressemblance entre les témoignages de ces jeunes femmes qui ne se connaissent pas est troublante.
« J’avais l’impression d’être à poil au tableau »
Bachelière en 2011 à Marcq Institution, une ancienne élève de « La Maison » qualifie son année de seconde dans la classe de Monsieur L., comme « la pire de [sa] vie. Il me terrorisait au point que je ne savais même plus quoi faire, retrace-t-elle. Toute l’année, j’appréhendais les cours avec lui. Il repérait ses cibles dans la classe, toujours des filles, toujours les mêmes, et j’en faisais partie. Il me forçait à aller au tableau, et il me regardait les fesses. Il se mettait à côté de moi et me disait ‘Tiens toi droite’ en me tapant sur les fesses avec une grande règle. Avec le petit sursaut, juste après le coup, je me redressais, et il disait ‘Ah c’est bien mieux comme ça’. J’avais l’impression d’être à poil au tableau. C’était hyper malsain. J’ai appris à marcher un peu en crabe, et à me mettre de profil pour tenir mes fesses éloignées de son regard. »
Elle poursuit. « Au bout d’un moment, je n’ai plus accepté de venir au tableau alors il m’interrogeait directement à ma table, il mettait sa main sur ma cuisse et il remontait progressivement. Systématiquement je lui enlevais la main, je lui disais que ça me gênait, mais il continuait. » En fin d’année, elle se remémore avoir laissé dans la boîte aux lettres de l’ancienne direction – M. Le Diagon est arrivé en 2015 – un long courrier signé décrivant les comportements déplacés de M. L. Elle assure n’avoir jamais été reçue par la direction pour détailler les faits qu’elle y relatait.
L’expression ‘déshabiller du regard’ convient parfaitement. Mais on avait 15 ans ! On était des enfants !
Louise
Son récit résonne avec celui de Louise, qui a quitté Marcq Institution en 2018 et a eu Monsieur L. comme professeur d’anglais en seconde et en première. « Dans la classe de M. L., on n’aimait pas aller au tableau, c’était très malaisant, ça me dégoûtait, raconte-t-elle. Il avait ce regard fixe sur nos corps. Il se rapprochait et il touchait nos vêtements, il se penchait sur nous. Quand on lui parlait, il ne regardait que notre poitrine, fixement, sans même essayer de le cacher. L’expression ‘déshabiller du regard’ convient parfaitement. Mais on avait 15 ans ! On était des enfants ! Son attitude était vraiment très oppressante. Il faisait semblant de tapoter avec la règle sur les fesses, c’était son truc, pour nous humilier encore plus. Sa marque de fabrique. Il te matait devant toute la classe, au point qu’on essayait de se tortiller pour être toujours face à lui. Qu’il ne puisse pas regarder nos fesses. »
« Il appelait toujours les filles au tableau, complète Justine, elle aussi de la promotion 2018, mais dans une autre classe où M. L. était son professeur principal. Il avait une règle jaune et il menaçait de nous taper sur les fesses si on se trompait. On avait 15 ans, et il regardait les fesses et les décolletés, à tous les cours.»
« Quand t’arrivais en seconde et que t’étais une fille, on te disait ‘attention à M. L.’ »
« Je me souviens aussi d’un rendez-vous, à la fin de la seconde, pour parler de mon passage en première, poursuit-elle. Quand je suis arrivée, il avait une posture très particulière, il était très dominateur, très gluant. Il avait ce comportement de se rapprocher de toi, très près, avec son ventre, c’était répugnant. Et très intimidant aussi. Il regardait systématiquement dans mon décolleté. J’étais coincée entre lui et le mur. C’était difficile, je me sentais très mal. J’étais sortie de la salle au bout de trois minutes, par sentiment d’asphyxie. Il fallait juste que je sorte. »
Il disait par exemple ‘Oh t’as mis un décolleté, ça met de la bonne humeur dans la journée’.
Marina
Le témoignage de Marina*, bachelière à Marcq Institution en 2021, va dans le même sens : « Quand les filles passaient dans le couloir devant sa classe, il était avec une grande règle et il leur tapait sur les fesses en disant ‘Allez, plus vite’. Il avait des remarques parfaitement déplacées sur nos corps ou nos vêtements. Il disait par exemple ‘Oh t’as mis un décolleté, ça met de la bonne humeur dans la journée’». Des remarques sur les corps dont a également été victime Louise : « J’ai les cheveux crépus, et il n’hésitait pas à les commenter : ‘Ça fait sauvage ta crinière’ ».
Des mêmes comportements, des mêmes attitudes et des mêmes mots, soit une régularité : c’est bien ce qui ressort des témoignages recueillis par Mediacités et Politis. « La grande règle jaune, fixer le décolleté, les remarques graveleuses. Il y avait une vraie récurrence. C’était tellement tout le temps la même chose que ça en devenait normal », analyse Justine. « Quand t’arrivais en seconde et que t’étais une fille, on te disait ‘attention à M. L.’ », assure Adélaide*, qui a quitté le lycée en 2022.
Des alertes restées lettre morte
Comment, alors, plaider la surprise pour la direction, alors que les mises en garde au sujet de ce professeur se transmettaient de génération en génération ? En réponse aux premiers témoignages recueillis par Politis, et déjà interrogé sur les agissements de M. L., Igor Le Diagon avait préféré rester flou. Il assurait alors seulement que « le bien-être de nos élèves constitu[ait] la première de [ses] priorités. Nous agissons toujours au service de leur épanouissement et prenons très au sérieux tous les faits qui pourraient nous être rapportés, garantissait-il. Cela signifie que nous ne restons jamais sans agir lorsqu’une situation vient fragiliser de quelque manière la vie de l’élève à l’école. »
Un discours qui vient se heurter de plein fouet aux nouvelles révélations de Mediacités et Politis. Nous sommes en effet en mesure d’assurer qu’Igor Le Diagon avait déjà été alerté, a minima à deux reprises, sur les comportements de M.L., de manière précise.
M. Le Diagon nous a demandé son nom. On le lui a donné. Il n’a pas semblé étonné.
La première alerte, déjà évoquée par Politis, est la rencontre qui a eu lieu le 3 juin 2021 entre M. Le Diagon et deux élèves de l’établissement. Par l’intermédiaire d’un compte Instagram, elles avaient pu collecter de nombreux témoignages sur des comportements sexistes, dégradants et violents au sein de Marcq Institution. Plusieurs de ces témoignages se rapportaient aux comportements de M. L.
« Vous évoquez des faits graves, qu’il convient de prendre au sérieux. Si vous êtes effectivement en possession de témoignages solides et crédibles, […] il est de notre responsabilité de vous informer que vous devez les faire connaître », leur avait écrit l’établissement afin de solliciter un entretien. Selon les versions de ces deux élèves, le cas de Monsieur L. a été largement mis sur la table au cours de cette entrevue. « On a lu les témoignages et on a souligné que le nom d’un professeur revenait souvent. M. Le Diagon nous a demandé son nom. On le lui a donné. Il n’a pas semblé étonné. Il nous a dit que le problème était réglé, sans plus de précisions. »
« Il m’a assuré qu’il ferait le nécessaire »
Le 4 juin 2021, soit le lendemain, l’attitude d’Igor Le Diagon est tout à fait différente lorsqu’il accueille Alexandre* dans son bureau. Le jeune homme a quitté Marcq Institution depuis trois ans, et il est désormais étudiant dans une grande école (1). Alors que la parole des femmes s’y libère, des faits dont il a été témoin lorsqu’il était lycéen lui reviennent en mémoire, ce qui le décide à écrire au directeur.
Article mis à jour le 23 février 2024.
Dans son courrier – que Mediacités et Politis ont pu consulter – l’ancien élève énumère les faits qu’il souhaite aborder avec le directeur. En tête de cette liste ? Tout simplement, « le comportement déplacé qu’avait un professeur d’anglais envers des élèves filles, que ce soit un contact physique absolument pas nécessaire, ou des remarques sur le physique. »
Il n’a rien fait, il s’est bien foutu de ma gueule.
Alexandre
« J’avais un peu peur de cet entretien, mais M. Le Diagon a été très à l’écoute, et parfois ulcéré de certains propos que je lui rapportais », narre Alexandre dans un message qu’il nous a adressé. Seulement, lorsque j’ai évoqué le sujet de M. L., il avait vraiment l’air très étonné de ce que je lui racontais. Il semblait tomber des nues. » « Il m’a assuré qu’il ferait le nécessaire pour M. L., qu’il ne protégeait personne, poursuit Alexandre qui, depuis, n’a jamais été recontacté. Je suis sorti de ce rendez-vous ravi. En lisant l’article de Politis, je suis bien amer : il n’a rien fait, il s’est bien foutu de ma gueule. »
Interrogé sur ces alertes restées lettres mortes, Igor Le Diagon préfère nous rediriger vers son service communication. « Il y a trois ans, une élève était venue se confier sur une phrase tenue par M.L. qu’elle avait trouvé inadaptée, nous explique-t-on par téléphone. M. Le Diagon avait mis en garde le professeur, c’était un avertissement. En direct, c’est à ma connaissance la seule fois où le sujet est apparu. Il ne s’est ensuite rien passé pendant trois ans, ou du moins rien n’a été rapporté en direct à M. Le Diagon », assure le responsable de la communication de l’établissement
J’ai eu auparavant des retours indirects concernant ce professeur sur des propos inappropriés.
I. Le Diagon
Ce même argument de la nécessité d’un signalement « direct », Igor Le Diagon l’a également repris dans un entretien accordé à La Voix du Nord. Au quotidien local, il explique avoir « eu auparavant des retours indirects concernant ce professeur sur des propos inappropriés, je l’avais convoqué pour dire mon désaccord. Là, il y a eu un témoignage direct, nous avons agi. » Reste que cette action n’aura eu lieu que trois ans, a minima, après les premières alertes connues, et quelques mois seulement avant de prendre la tête de Stanislas, un établissement en pleine tempête.
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