À Tyr, le calvaire des déplacés du Sud-Liban
Les affrontements entre l’armée israélienne et le Hezbollah de part et d’autre de la frontière libanaise ont forcé 76 000 habitants du sud du pays à fuir la région. À Tyr, une grande ville côtière jusqu’ici préservée des bombardements, les déplacés désespèrent de retourner chez eux après quatre mois de combat.
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Son bébé est âgé de cinq mois, il n’a connu que la guerre. Sur son téléphone portable, Ali montre fièrement une photo du nourrisson avant d’enchaîner sur des paysages du Sud-Liban ravagés par des bombardements. « Quand les bombes ont commencé à pleuvoir, on a tout quitté avec juste nos habits sur le dos », se souvient le jeune homme de 31 ans. Il a fui Dhaïra, son village natal du sud du pays « avec vue sur la Palestine », dès le 8 octobre. « Depuis, on n’a aucune nouvelle du village, tout le monde est parti. Je ne sais même pas si on a encore une maison ni si mon champ a été bombardé. Tout ce que je sais, c’est que mon petit est sain et sauf. »
Les déplacés qui arrivent aujourd’hui ont tout laissé derrière eux.
H. Hammoud
Sous le soleil blafard de cette fin du mois de janvier, Ali attend son carton d’aide alimentaire devant une école publique de Tyr, transformée en centre d’accueil pour les déplacés du Sud-Liban. Comme lui, 1 500 personnes vivotent dans des petites salles humides et mal chauffées. Depuis que les affrontements ont commencé dans le sud du pays entre la milice chiite du Hezbollah, proche de l’Iran, et Israël, la grande majorité de la population locale a quitté les villages. L’Organisation internationale pour les migrations estime à près de 76 000 le nombre de personnes qui ont fui les combats, 25 000 d’entre elles ont trouvé un refuge provisoire dans la région de Tyr, la grande ville côtière du sud, jusqu’ici épargnée par les bombardements.
« La plupart des déplacés vivent chez des parents ou des amis. Seuls une minorité d’entre eux, ceux qui n’ont rien, sont accueillis dans les écoles », explique Hassan Hammoud, vice-président de l’unité de gestion des catastrophes de la fédération des municipalités de Tyr, qui gère les cinq abris de la ville. Dans le quartier général de l’unité, une dizaine de volontaires s’activent autour d’une table où s’entassent téléphones et ordinateurs portables. « Tout est tracé en temps réel. Si un matelas est envoyé par une ONG et réceptionné ici par un bénéficiaire, c’est inscrit », se félicite Hassan Hammoud, qui sait que les soupçons de détournement planent toujours au-dessus des institutions publiques libanaises.
Revoir les oliviers
Au fond de la salle, un vaste écran indique le nombre de déplacés, leur catégorie d’âge ainsi qu’une carte des combats en cours dans le sud du pays. « Au début, les gens qui ont fui étaient pour beaucoup des Libanais qui avaient leur résidence secondaire dans le sud. Ils n’y vivaient pas. Les déplacés qui arrivent aujourd’hui sont des travailleurs journaliers et des agriculteurs. Ils ont tout laissé derrière eux. Comment pourront-ils travailler ? Leurs animaux sont morts, leurs terrains ont été brûlés, certains au phosphore blanc. La priorité, c’est qu’ils soient sains et saufs, mais ce n’est que le début de leurs problèmes », anticipe Hassan Hammoud
Dans l’école qui jouxte le centre d’accueil, des vêtements sèchent sur les rambardes et quelques enfants jouent au football dans la cour de récréation. Dans une petite salle, Mustapha, un fermier de 47 ans, fait défiler des photos sur son téléphone portable. Des souvenirs de jours heureux en famille, en compagnie de son chien et de ses quatre chevaux à Beit Lif, un village situé à quelques kilomètres de la frontière israélienne. Sur les photos suivantes, ils sont tous morts. « L’un d’eux était un pur-sang, explique-t-il en allumant une énième cigarette. Le chien était très attaché à Ali. Il reconnaissait toujours ses pas dans les escaliers et accourait en jappant », ajoute-t-il en souriant tristement à son fils, âgé d’une dizaine d’années.
La seule chose que je veux, c’est pouvoir rentrer chez moi, retrouver ma maison et mes oliviers.
Mustapha, sa femme et leurs cinq enfants ont quitté Beit Lif il y a deux mois, quand les bombardements israéliens se sont intensifiés aux portes du village. Il y a quelques semaines, le fermier a profité d’une accalmie pour faire l’aller-retour chez lui et constater l’ampleur des dégâts. « Un bombardement a touché notre maison et tué nos animaux. La ferme et les terrains agricoles ont aussi été atteints par des bombardements au phosphore. Il me faudra au moins dix ans avant de retrouver ma production d’avant-guerre », explique-t-il. Combien de temps cette situation durera-t-elle ? « Un jour ou un an, qui sait ? »
Dans la pièce voisine, séparée par une fine cloison qui laisse passer le moindre chuchotement, Hanna répond à la question posée à Mustapha. La quadragénaire a fui les combats avec sa mère, Nada, le 8 octobre dernier, au son des premiers bombardements. « Au moins, nous sommes en sécurité pour l’instant, même si d’ici on entend parfois les bombardements et le son des avions israéliens qui survolent le Liban », explique-t-elle derrière ses grosses lunettes rondes en préparant un café.
Sa mère, âgée, fait le compte des médicaments qu’il lui reste pour soulager ses problèmes cardiaques. La moindre visite à l’hôpital coûte 50 dollars, un tarif prohibitif pour cette famille de fermiers privée de travail depuis le mois d’octobre. Nada est loin d’affronter sa première guerre avec Israël. Elle a connu l’occupation israélienne au Sud-Liban entre 1978 et 2000 puis la guerre de 2006. Chaque fois, elle est retournée au village. « La seule chose que je veux, c’est pouvoir rentrer chez moi, retrouver ma maison et mes oliviers. »
Une situation humanitaire préoccupante
À la fédération des municipalités de Tyr, l’inquiétude est palpable. « Au Liban, nous n’avons toujours compté que sur nous-mêmes, parce que le gouvernement, quand il y en a un, ne fait rien. Au sud, c’est encore pire, car les gens vivent constamment avec l’idée qu’ils peuvent être attaqués par Israël. Les premiers jours de leur arrivée, les déplacés ont pris leurs marques très vite parce qu’ils sont habitués à cette situation », développe Hassan Hammoud, qui s’inquiète aussi du manque de ressources allouées par les organisations humanitaires. « Les besoins sont énormes et nous recevons très peu. Prenez l’exemple des matelas, il en faudrait 4 000 supplémentaires aujourd’hui. Pour quatre ou cinq personnes, on donne deux matelas et trois couvertures. »
L’aide des pays occidentaux est insuffisante parce qu’ils ne veulent pas afficher un soutien trop prononcé aux ennemis d’Israël.
R.A. Joude
Dans un hangar attenant à l’école, des cartons circulent de main en main sous le regard d’Ali Salam, de l’ONG libanaise Nabaa. « Chaque carton contient assez de vivres pour une famille de quatre ou cinq personnes pendant un mois », explique-t-il. L’aide est destinée aux déplacés qui ont trouvé refuge chez des amis ou de la famille. « Ces gens passent sous les radars de la plupart des ONG. Pour eux aussi la situation est critique. Ce sont des fermiers pour la majorité d’entre eux et ils n’ont plus de moyens de subsistance depuis le début de la guerre. Leurs hôtes sont en difficulté aussi à cause de la crise économique et de l’inflation. »
Escalade
Sur l’un des cartons, la date « novembre-février » est inscrite. « Au-delà de cette date, nous n’avons pas de budget prévu. Si cette guerre dure, ce qui semble être le cas, nous ne serons plus en mesure d’aider les déplacés », regrette-t-il. Son confrère de l’ONG Johanniter, Roy Abi Joude, ajoute : « On ne peut pas se cacher derrière son petit doigt. L’aide des pays occidentaux est insuffisante parce qu’ils ne veulent pas afficher un soutien trop prononcé aux ennemis d’Israël. Les Libanais en payent le prix. »
De nombreux observateurs avaient parié sur une guerre courte, comme en 2006. Le dernier affrontement entre le Hezbollah et Israël avait duré 33 jours et fait 1 300 morts côté libanais. Celle-ci dure depuis maintenant quatre mois et rien n’indique que les combats s’arrêteront avant une résolution du conflit à Gaza. Dans ses allocutions télévisées, le leader de la milice chiite, Hassan Nasrallah, qui évoque son implication dans le cadre d’un « front de soutien », a rappelé à plusieurs reprises que son objectif premier est la cessation des hostilités dans l’enclave palestinienne.
Les heurts de chaque côté de la frontière restaient mesurés jusqu’à la fin de l’année dernière. Mais la frappe israélienne du 2 janvier dans la banlieue sud de Beyrouth (le fief du Hezbollah, qui n’avait pas été bombardé depuis 2006), qui a entraîné la mort du numéro 2 du bureau politique du Hamas, a ouvert la porte à une escalade du conflit. « On s’attend à ce que de nouveaux déplacés de guerre arrivent, confirme Roy Abi Joude. Tyr n’est qu’à une trentaine de kilomètres de la frontière. Si les combats s’intensifient, cette ville ne sera plus en sécurité. »