« Green Border », jeu tragique aux frontières

Agnieszka Holland montre crûment le sort des exilés qui se sont retrouvés pris au piège entre la Biélorussie et la Pologne.

Christophe Kantcheff  • 6 février 2024 abonnés
« Green Border », jeu tragique aux frontières
Agnieszka Holland s’est beaucoup documentée pour décrire avec précision ce que les migrants ont subi.
© Agata Kubis

Green Border / Agnieszka Holland / 2 h 2.


Plusieurs des films d’Agnieszka Holland évoquent des époques tragiques avec des personnages en butte aux meurtres d’envergure : Europa Europa (1990) et Sous la ville (2011) ont pour cadre la Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement la persécution des juifs, L’Ombre de Staline (2019) raconte la famine organisée en Ukraine dans les années 1930. Green Border est de cette veine, à ceci près que le film nous parle ­d’aujourd’hui. Un signe de la nécessité pour la cinéaste de le réaliser, ­d’autant que son tournage a eu lieu presque en temps réel : durant l’hiver 2022-2023, alors que l’intrigue s’ancre en 2021.

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Une famille syrienne composée d’un couple, de ses trois enfants et du grand-père, ayant tout perdu dans son pays et fuyant la guerre, s’apprête à débarquer par avion en Bélarus. De là, elle compte gagner la Pologne puis la Suède pour rejoindre un des siens établi là-bas, qui a supervisé et financé le périple. Le spectateur sait que les choses risquent de ne pas être aussi simples – la presse a amplement décrit le sort qui attendait ces réfugiés, l’État bélarusse les utilisant cyniquement pour semer la confusion aux confins de l’Union européenne.

Renvoyer « les touristes »

Les ennuis commencent très vite, dès le premier barrage tenu par des militaires bélarusses, qui extorquent des pots-de-vin aux exilés et les poussent violemment derrière des barbelés en territoire polonais. Seraient-ils hors de danger ? Leur soulagement est de courte durée. Le piège se referme sur eux avec l’arrivée des gardes-frontières polonais, qui ont pour mission de renvoyer ces « touristes » – c’est le terme qu’ils utilisent entre eux – en Bélarus. Une situation kafkaïenne d’indésirables de part et d’autre, dont ils ne peuvent littéralement pas sortir, en proie aux chasses à l’homme et à une déshumanisation toujours accrue.

La cinéaste est partisane de montrer plutôt que de suggérer, y compris des événements choquants.

Agnieszka Holland s’est beaucoup documentée pour décrire avec précision ce que les migrants ont subi. Green Border a ainsi un aspect documentaire, renforcé par le noir et blanc utilisé. La cinéaste est partisane de montrer plutôt que de suggérer, y compris des événements choquants. Elle le fait ici sèchement, sobrement. On ne cachera pas que quelques scènes sont dures. Mais Agnieszka Holland donne une réalité très concrète à ce qui reste trop souvent abstrait sous forme de chiffres ou de brèves journalistiques sur des exilés « coincés » aux frontières.

Polonaise elle-même, la réalisatrice dénonce la légalisation de la violence par le régime nationaliste et réactionnaire qui était alors au pouvoir en Pologne et a été défait dans les urnes à l’automne 2023. Pouvoir qui ne s’y était pas trompé puisqu’il avait lancé une campagne féroce contre le film après sa présentation à Venise où il a été primé l’an dernier. De la même situation, le film donne à voir des points de vue différents, dont celui des gardes-frontières polonais, radicalisés par leur hiérarchie. En suivant l’un d’eux, on comprend comment le principe d’obéissance et l’aspiration à une vie tranquille peuvent conduire aux actes les plus vils.

Racisme d’État

Mais la tranquillité de l’esprit n’est pas donnée une fois pour toutes et peut céder aux assauts de la conscience. La cinéaste a ainsi fait le choix d’un personnage qui s’humanise, rappelant que la banalité du mal (dont il était question ici à propos de La Zone d’intérêt, de Jonathan Glazer) n’est pas inéluctable. Le dernier point de vue qu’adopte le film est celui des militants venant en aide aux exilés. Plutôt qu’à leur grandeur d’âme ou à leur courage, on s’intéresse aux contraintes qui pèsent sur leur action et donc aux limites de celle-ci. Le pouvoir les a criminalisés.

C’est en sortant des clous, en prenant de sérieux risques, qu’ils peuvent sauver des vies. Green Border offre aussi une réflexion sur l’engagement, qui n’est réel que lorsqu’on s’expose vraiment. Voici donc un film âpre, prenant, mais qui ne met jamais mal à l’aise par un trop-plein d’émotions ou de spectacularisation. Il interroge sur notre humanité et sur le racisme d’État jusqu’à ses dernières images, troublantes.

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Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes