La révolte sans révolution des émeutes banlieusardes

Le politiste Alessio Motta revient sur quarante ans d’émeutes urbaines en analysant le processus qui les voit s’étendre sur une grande part du territoire, la plupart après des violences policières.  

Olivier Doubre  • 21 février 2024 abonnés
La révolte sans révolution des émeutes banlieusardes
La cité Pablo-Picasso de Nanterre, théâtre de révoltes en juin 2023.
© Bertrand GUAY / AFP

Les Logiques de la révolte. Bavures et émeutes de Vaulx-en-Velin à Nanterre, 40 ans d’histoire, Alessio Motta, Éditions matériologiques, 90 pages, 9 euros

Comment débute une « émeute » ? Comment s’étend-elle sur les territoires ? Doit-on parler de « révolte » ? Qu’est-ce qu’une « bavure » ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles s’emploie à répondre le politiste Alessio Motta (université Paris-I), collaborateur de Politis, dans ce petit essai, rigoureux et innovant, de sociologie (cartographiée), analysant les causes et le processus qui voient des protestations populaires, parfois violentes, souvent inorganisées au départ, essaimer de cités en cités. Ce fut le cas en 2005 et en 2023, après la mort du jeune Nahel à Nanterre, le matin du 27 juin.

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Au-delà des questions sémantiques entre les termes « émeute » et « révolte », l’auteur rappelle que le mot « bavure » peut être employé (ou dénigré) tout autant par les défenseurs que par les critiques de l’institution policière. Son emploi peut présumer de la culpabilité d’un policier ou présenter les faits « comme un simple dérapage » : il peut ainsi minimiser le caractère systémique des violences policières, soit « le fait que la violence envers certaines catégories de population se trouve parfois normalisée ou encouragée dans une partie de l’institution ».

Car la question centrale, pour l’auteur, est d’abord : « Pourquoi savions-nous ce qui allait se passer », dès le premier quart d’heure après la mort de Nahel ? On se souvenait du précédent livre d’Alessio Motta J-1, Sociologie des déclenchements d’actions protestataires (Éditions du Croquant, 2022), qui s’interrogeait sur leur avènement et leurs causes. Le chercheur se saisit ici de la dernière grande vague d’émeutes qui a débuté quelques heures après la mort de Nahel.

C’est sans doute la partie la plus passionnante de cette étude. On aurait en effet tort de croire qu’un simple mot d’ordre ou appel à mobilisation, après une bavure, une décision politique, voire un vague récit de faits encore peu certifiés, suffisent à faire sortir de chez eux les potentiels émeutiers ou manifestants. Certes, les technologies modernes permettent la diffusion rapide des informations : la vidéo filmée par une passante du meurtre de Nahel, remettant immédiatement en cause la version des policiers, a fait le tour des réseaux sociaux en quelques heures.

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Pour autant, personne ne sort de chez soi pour caillasser des policiers ou incendier des voitures sans être certain de ne pas se retrouver seul, quelle que soit la gravité d’une « bavure ». Si celle-ci « est en fait un repère qui fait converger les calculs des uns sur ce que feront les autres, et réciproquement », il demeure que, « en pratique, la plupart tâtent le terrain, demandant à quelques amis s’ils seront dehors ». Car toute bavure n’entraîne pas forcément une vague de révolte.

Construction d’une mémoire collective

L’autre grand apport de ce livre est d’avoir mené une recherche aussi bien historique que géographique. Graphiques et cartes à l’appui, en remontant sur plus de quatre décennies, l’auteur revient en particulier sur les émeutes urbaines de « l’Est lyonnais », comme aux Minguettes (Vénissieux) ou à Vaulx-en-Velin au début des années 1980, puis au cours de la décennie 1990, qui ont en quelque sorte inauguré celles que l’on connaît depuis. Avant bien sûr de se focaliser, plus longuement, sur celles de novembre 2005 – que le sociologue Gérard Mauger, proche de Pierre Bourdieu, avait en son temps qualifiées de « révolte protopolitique » (1).

1

Une révolte protopolitique. L’émeute de 2005, Gérard Mauger, Éditions du Croquant, 2006

Enfin sur celles de la fin juin 2023. Les graphes proposés montrent l’étonnante analogie du déroulement (exponentiel, puis retombant) dans le temps et dans l’espace de la vague émeutière de novembre 2005 et de celle de l’été dernier. L’auteur souligne en effet la véritable « construction d’une mémoire collective » d’année en année, d’une génération à l’autre, au sein des populations des quartiers défavorisés où débutent les cycles de la révolte. Jusqu’à voir apparaître une « naturalisation du scénario bavure-émeute ».

Si des jeunes agissent ainsi, ce n’est pas parce que la violence et l’incendie sont gravés dans leurs gènes.

A. Motta

Avec le temps, l’émeute finit par se répandre « en grande partie comme une prophétie autoréalisatrice ». « Si des jeunes agissent ainsi, ce n’est pas parce que la violence et l’incendie sont gravés dans leurs gènes, dans leur classe ou dans leur culture. C’est parce qu’une histoire que nous partageons dans nos mémoires les conduit à anticiper que l’émeute se produira » ! En face, la pauvreté de la doctrine du maintien de l’ordre, avec des agents toujours plus armés, nombreux et violents, peine à suggérer une réponse efficace. Alessio Motta démontre que les émeutes urbaines dans la société française obéissent, in fine, et depuis plus de quarante ans, à une vraie « logique ». Que le pouvoir semble loin d’avoir appréhendée.


Les autres publications

Les Détecteurs de mensonge. Recherche d’aveux et traque, Vanessa Codaccioni,Textuel, « Petite encyclopédie critique » / 160 pages, 17,90 euros.

Les détecteurs de mensonges Codaccioni

Les détecteurs de mensonge, ce n’est pas que du cinéma ! Une soixantaine de pays les utilisent déjà dans le cadre de procédures pénales, des conflits au travail, pour le suivi des délinquants sexuels et même pour sécuriser certains lieux. Les types d’appareils de détection du mensonge, certains utilisant aujourd’hui l’intelligence artificielle, se sont multipliés ces dernières années. Vanessa Codaccioni, politiste à l’université Paris-8, spécialiste de la justice pénale et de la répression des mobilisations collectives, poursuit ici ses recherches sur les politiques sécuritaires dans notre « société de vigilance » (titre d’un de ses précédents ouvrages, paru chez le même éditeur) en s’intéressant à ces technologies nouvelles chargées de traquer « déviances, anormalités ou signes de tromperie ». Surtout, elle analyse la construction en cours d’un « nouveau régime de vérité » qui, non sans danger, tend à réduire « les citoyennes et les citoyens à des corps dociles et muets ». Inquiétant.

Enseignants, les nouveaux prolétaires. Le taylorisme à l’école, Frédéric Grimaud, ESF Sciences humaines, 156 pages, 16 euros.

Au pays de Jules Ferry, Ferdinand Buisson ou Albert Camus, le maître d’école, personnage jadis respecté et ô combien choyé par la République, ne pourrait-il pas, aujourd’hui, être comparé au prolétaire asservi décrit par Marx ou à l’ouvrier obéissant dans « l’organisation scientifique du travail » chère à Taylor ? C’est ce que le professeur des écoles Frédéric Grimaud s’emploie, dans une démonstration rigoureuse, à décrire et à dénoncer grâce à de nombreux témoignages et documents. Avec l’habillage du « nouveau management public », « le mariage des neurosciences et du néolibéralisme », entre évaluations quantitatives, prescriptions en tous genres et circulaires multiples, les profs sont toujours plus assignés à un rôle d’exécutants, plus ou moins précarisés, suivis par des « contremaîtres chargés de veiller à leur docilité ». Une organisation taylorienne, synonyme de perte de sens, de dévalorisation du métier, de souffrance au travail, mais aussi de croissance des inégalités scolaires, contre laquelle l’auteur appelle à résister. En commençant par la situer historiquement et en analyser les caractéristiques.

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Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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